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"Ça" de Franck Venaille (lecture de Jean-Pascal Dubost)

Par Florence Trocmé

Venaille ça

Les titres des trois derniers opera poétiques de Franck Venaille (et leur contenu), Hourrah les morts !, Chaos*, Ça, produisent une prégnante impression de goulot d’étranglement, d’angoisse croissante, de dernier sursaut de vie, de cri de désespoir, de course contre la montre. Car « ça » quoi ?... Quoi est, à l’aide du démonstratif, pointé avec vigueur (et accusé ?) dès l’entame du livre, « Ça !/C’est cela c’est cela, ça ça ça ! », pour le clore à l’infini, « Sa vie sur terre ce fut Ça. »

Démonstratif, certes, on ne peut cependant pas faire l’économie de ce que ce monosyllabe désigne, qui habite l’inconscient, tombe dans le conscient et provoque chez ce poète une puissante pulsion psychique de fabrication et de composition ; c’est-à-dire de petites unités de désespoir (les poèmes) élargies au grand monde (le livre). Çà et là, une présence qui jamais ne s’épuise en l’individu qui prend la parole en langue venaille et lui ronge le corps de l’intérieur, la maladiemort ; « un corps en lutte ». En lutte, ou en guerre depuis longtemps, les livres en attestent. La vie psychique est tumultueuse. Le lyrisme de Franck Venaille n’est point transcendance ni larmoiement ou épanchement ni emphase philautique, mais tentative d’expulsion constante de ça devenu trop moi, volonté de projeter au-dehors ce qui tourmente incurablement, (souvenons-nous de la tentative thérapeutique relatée dans La Descente de l’Escaut**), et qui se (dé)mon(s)tre dans la diversité formelle et typographique ; « Je crois à la multiplicité des formes que peut prendre la douleur ».

« Je » n’est pas un autre, « je » est l’expression personnelle d’un autre en soi. C’est la maladie qui parle.

La douleur du monde se joint à celle du poète et mal-œuvre dans le corps ; Franck Venaille est aussi malade du monde. Ce livre poursuit le conte d’une longue traversée des enfers, « au centre de la laideur du monde », parmi les ombres furtives ; la traversée d’un être que la maladie n’a jamais laissé tranquille, et qui se tient debout, malgré la fatigue, sur sa barque ; nous regardons et lisons une succession de tableaux et entendons parfois l’appel lancé à quelques dieux protecteurs, Baudelaire, Van Gogh, Shakespeare, saint François d’Assise…

Maladiemondemortpoésie, c’est tout un, à la fois malédiction et bénédiction, ce qui torture, forcément ; « la poésie est une maladie qui se décèle tôt ». Mais le combat humain et littéraire de Franck Venaille est de transformer la poésie en défense naturelle, « je résiste — pied à pied — à la progression de la maladie. »

Que peut la poésie ? La question sans cesse intervient, obsède.

Parfois les mots sont si ténus
qu’il faut les chercher profondément les chercher
Faire le vide autour de soi
isoler ceux ayant déjà utilisé
la quasi-totalité de leur pouvoir sur le monde
Alors
les survivants peuvent défiler
se donner à qui, avec conviction, en fait la demande,
« J’aime les tristes ! »
dis-je avec ma voix d’oracle
Mot pour mot.

Il y a dans ce livre de souffrance des intonations fin de siècle, xixe, Baudelaire, « sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille », comme un recueillement extérieur (laisser l’atmosphère intérieure sombre teinter toutes choses extérieures) ; on entend parfois Corbière ricaner jaune (transformer « les râles en rire de ventriloque ») ; ne lit-on pas un testament littéraire ? (Certains poèmes ont des allures d’épitaphes.) Le poète est un corps lourd de références.

On ne peut s’empêcher non plus de penser aux Commourants de Jude Stéfan.

Le poète, celui qui jamais ne renonce ?

Livre volontaire et désespérément non agonique.

Contribution de Jean-Pascal Dubost

*Respectivement Obsidiane (2003) et Mercure de France (2006)
** Obsidiane, 1995

Franck Venaille
Ça
Mercure de France, 2009
14, 80 €


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