D’après le livre Putain d’usine de Jean-Pierre Levaray
D’où vient ce mot ? Il n’en saura jamais rien.
Mais ce qu’il sait, c’est qu’il y a le mot « usure » dedans.
« Le pouvoir aux ouvriers…».
C’est une belle utopie qui fait trembler les patrons… S’ils savaient !
Au fond, ce qu’ils veulent, les ouvriers, c’est simplement ne plus travailler.
L’aube... le brouillard épais... de loin on entend déjà le bruit des machines, régulier, abrutissant, qui s’égrène comme une musique infatigable. Les hommes sont là, fidèles au poste, en bleu. Chacun connaît sa tâche : comment pourraient-ils ne pas la connaître ? Elle est la même depuis vingt ans !
La chaîne avance, elle ne s’arrêtera jamais. A part, bien sûr, si quelqu’un se prend le doigt dans un des rails. Depuis vingt ans, ils sont nombreux à s’être estropiés. Un accident, enfin, pas toujours…
La chaîne avance…Le contrôle... la soude du circuit électronique, le contrôle encore... l’ajustage du joint, c’est con, il n’y a pas à réfléchir.
Alors, debout, lui et les autres pensent à leur vie qu’ils perdent, qu’ils gaspillent pour gagner leur croûte.
L’usine c’est un lieu cruellement masculin.
Ici, même les femmes ressemblent aux hommes, elles parlent comme eux.
Un lieu asexué, les ouvriers en bleu, les contrôleurs en jaune.
A midi, tout est bon pour boire un coup : un anniversaire, un départ à la retraite... et puis il n’y a pas besoin de raison, l’usine suffit.
L’évasion…
Les premières gorgées d’alcool…la vie reprend le dessus, les rêves, les illusions.
Les machines se taisent, la parole est aux hommes.
Ils parlent fort avec des gestes. Parfois on en vient aux mains. L’alcool…
Et puis il y a la lutte qui résonne comme un cri dans la nuit.
La manifestation, l’impression de force, de tous ces corps serrés les uns contre les autres et qui entonnent d’une même voix des chants auxquels ils croient encore, mais plus vraiment… La lutte, histoire de prendre du bon temps, de s’accorder quelques jours de congé à l’usine.
Ils installent des tables.
La télé a depuis longtemps remplacé les jeux de cartes, plus conviviaux…
Les hommes se remplissent la panse pour vider leur esprit.
La lutte...
La chaîne avance,
La lutte…
Une éclipse dans une vie de travail qui toujours reprend le dessus.
« L’usine »d’où vient ce mot ? il n’en sait rien.
Dans un tiroir de son bureau, il regarde souvent ce petit bout de papier où il a écrit sa démission.
Un jour il s’en ira, ou peut-être que l’usine fermera ses portes avant ?