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Le coeur cousu de Carole Martinez

Par Schlabaya

Carole Martinez :

Ce roman est, pour moi comme pour bien d'autres, au-delà d'un coup de coeur, une véritable surprise littéraire. Les neuf prix littéraires qu'il a reçus jusque-là me paraissent largement mérités. Mais pourquoi n'est-il pas plus mis en avant dans les étals et les têtes de gondoles ? Pourquoi n'en parle-t-on pas davantage ? Quel dommage... Mais les libraires qui l'ont conseillé à leurs clients et les jurys littéraires qui l'ont consacré ne s'y sont pas trompés.
Il y a  quelque temps que je tergiversais : comment rendre hommage à un livre d'une telle qualité ? Le "Coeur cousu" de Carole Martinez est bien au-dessus du lot : très original, extrêmement bien écrit, puissant et dense. Il tient à la fois du roman picaresque, du conte oral et du poème. Sa langue lyrique, vivante, nous plonge au coeur des veillées d'antan au coin du feu. C'est là qu'au cours de longs palabres, la mémoire d'une ancêtre haute en couleurs nous est contée.  Et voilà qu'une voix surgie d'outre-tombe - celle de Soledad, la narratrice - sourdant à travers les voix mêlées des conteuses, claironne :

" Ecoutez, mes soeurs ! Ecoutez cette rumeur qui emplit la nuit ! Ecoutez... le bruit des mères ! Des choses sacrées se murmurent dans l'ombre des cuisines. Au fond des vieilles casseroles, dans des odeurs d'épices, magie et recettes se côtoient. Les douleurs muettes de nos mères leur ont bâillonné le coeur. Leurs plaintes sont passées dans les soupes : larmes de lait, de sang, larmes épicées, saveurs salées, sucrées. Onctueuses larmes au palais des hommes ! "
La vie de Frasquita Carasco nous sera donc transmise du point de vue de sa dernière fille, Soledad. Les tribulations de sa mère se déroulant pour l'essentiel avant sa propre naissance, cette narration étant elle-même tributaire du dit familial transmis par les soeurs aînées, gardiennes de la mémoire familiale. C'est donc une mise en abyme particulièrement habile, tant il y a de récits qui s'entrecroisent et s'interpénètrent.

Dans un village reculé du sud de l'Espagne, vit une famille considérée comme diabolique. Chaque femme de cette lignée est, telle une sorcière, dotée d'un don particulier, transmis symboliquement sous la forme d'un coffret qu'elle devra garder clos durant neuf mois... Frasquita, qui manie l'aiguille avec talent, se verra accorder une grâce inouïe : ses broderies deviendront oeuvres de chair. Fiancée à un jeune homme qu'elle n'a pas le droit de regarder, même à l'église, sous peine de passer pour une fille perdue, la jeune fille, dans l'attente innocente et fébrile de sa nuit de noces, décide de confectionner elle-même sa robe de mariée :
"Elle tenta de tirer du fil tout ce qu'elle croisa. Si elle avait dû attendre ses noces plus longtemps, le monde entier se serait dévidé entre ses doigts. Elle aurait tout détrempé pour en tirer le suc, la substance filable. Le paysage et ses collines, ce lumineux printemps, les ailes des papillons et toutes les fleurs qui vivent entre les pierres, et les cailloux, et l'oliveraie des Heredia, tout aurait été réduit en fil. "
Mais, lorsqu'elle apparaît, resplendissante, au sortir de chez elle, traversant le village dans une traînée de lumière, c'en est trop pour les gens du cru, dont la jalousie et l'aigreur  ne peuvent s'accommoder du voisinage d'une telle beauté...
"Elle ne s'était pas retournée encore, toute grisée qu'elle était par le mouvement du tissu, les autres avaient été un instant éclipsés par sa splendeur de soie, mais au premier crachat, elle comprit que toute la beauté de cette partie du monde s'était déversée dans sa robe. Elle sut qu'elle avait dépouillé son pays de ses petites splendeurs éparses pour les concentrer dans le tissu. L'équilibre du monde était faussé. La laideur vibrait tout autour d'elle (....). Frasquita comprit ce jour-là que sa virtuosité ne pouvait lui servir de parure et les roses piquées sur son corsage se fanèrent une à une. (...) Dans cette défloraison, la mariée fut moins belle, les familles se réconcilièrent et l'on put entrer dans l'église, prier, boire et danser."

Plus tard, le fil dont Frasquita use pour coudre, broder et tisser de merveilleux ouvrages, ce fil qui la relie symboliquement au monde, lui servira à raccommoder les êtres déchirés, à ressusciter un coq moribond... Il n'en faudra pas plus pour que le village, un temps apaisé, ne revienne à la charge. Un jour, elle est vendue par son mari au seigneur local pour payer une dette d'honneur. Par obligation, mais aussi par amour, Frasquita se donne au  jeune Heredia, au su de tous... Et la voilà mise au ban, répudiée par tout le voisinage. Elle part donc, traînant avec elle ses enfants entassés dans une charrette à bras - cinq mouflets, tous affligés de dons plus improbables et farfelus les uns que les autres. Enceinte, elle parcourra ainsi une Espagne fantasmagorique, secouée par les révolutions et les répressions sanglantes, s'éprendra d'un héros, traversera les mers, marchera inlassablement dans le désert sablonneux et aride, avant  de se poser enfin pour accoucher d'une petite fille nommée Soledad et qui sera la narratrice de cette histoire. C'est elle qui, devenue femme à son tour, se délivrera du poids de l'héritage maternel en le couchant par écrit.
Frasquita Carasco, lointaine aïeule de Carole Martinez, a existé pour de bon. C'est la grand-mère paternelle de l'auteur qui lui a narré, maintes et maintes fois, la vie extraordinaire de cette ancêtre espagnole. Dans ce mythe familial devenu un roman, on ne sait pas trop bien quelle est la part du vrai, quelle est la part du conte, quelle est celle du roman. Mais qu'importe ?
Merci à Carole Martinez qui a si admirablement brodé l'histoire de cette brodeuse dans ce roman à plusieurs voix, filant la métaphore avec la dextérité d'une dentellière. Merci à elle de nous avoir, le temps d'une lecture, permis de faire partie de sa famille !
Cliquez ici pour voir une interview de Carole Martinez sur Web TV Culture


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