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Tavernier ou l'écrabouillement hollywoodien

Publié le 29 avril 2009 par Boisset
Enquête sur le pays du dégré zéro de la création

"Dans la brume électrique" : un conflit, deux films de Tavernier LE MONDE | 11.04.09 | 14h45  •  Mis à jour le 21.04.09 | 10h21

Interprété par Tommy Lee Jones, l'inspecteur Dave Robicheaux est assis dans un bar et se présente d'emblée comme un alcoolique. "Parfois, j'ai envie de boire un verre. Mais je résiste toujours à la tentation." Tel est le début de "Dans la brume électrique, de Bertrand Tavernier... dans sa version américaine.

La version qui sort dans les salles françaises, mercredi 15 avril, commence autrement : par un long travelling sur les bayous de Louisiane couverts de brume, au son de la voix off de l'enquêteur : "Dans les temps anciens, les gens mettaient des pierres sur la tête des mourants..." Ce monologue, qui se poursuit lors de la découverte d'un cadavre, évoque encore le rêve d'"une louve au sommet d'un arbre qui mangeait ses petits", et plus tard la disparition des chauves-souris de la région, "bouffées par les moustiques". Autre exemple de cette différence de perception artistique, une scène où l'on découvre un camp de confédérés : son direct, avec bruits de crapauds-buffles et musique dans la version française ; soldats bruités, avec cris et scie dans celle américaine.

Ce film a donc une double personnalité. Après le tournage, au printemps 2007, un long face-à-face a opposé le cinéaste et son producteur américain, Michael Fitzgerald. Fin 2008, ils se sont mis d'accord : il existera deux versions du film. L'américaine n'existe pas en salles (hormis en Louisiane), elle est diffusée en DVD sous le titre In the Electric Mist. Le montage a été effectué par Roberto Silvi sous contrôle de Michael Fitzgerald. L'autre version, montrée dans le monde entier, hors Etats-Unis, est celle qu'a voulue Tavernier ; elle a été projetée pour la première fois en février, au Festival de Berlin.

UN AMOUREUX DES ETATS-UNIS

"Ensemble, nous sommes parvenus à la conclusion que ce que Bertrand envisageait convenait moins bien au public américain, qui a besoin d'un rythme plus rapide", explique Michael Fitzgerald. Ce dernier, dont la société s'appelle Ithaca Pictures, s'est fait connaître en écrivant le scénario du Malin, de John Huston, un film qu'il a coproduit. Il a aussi produit The Pledge et a accompagné les débuts de Tommy Lee Jones comme réalisateur avec Trois enterrements. Ces films, qui ont été plus des succès critiques que publics, placent Fitzgerald davantage dans le camp des auteurs que des financiers.

Michael Fitzgerald explique pourquoi In the Electric Mist n'est pas sorti en salles aux Etats-Unis : "Ici, si un film n'a pas été financé au préalable par un studio ou un distributeur, c'est le distributeur l'ayant acheté après coup qui touche toutes les recettes. Pourquoi aucun distributeur n'a voulu le financer ? Peut-être parce qu'ils ne connaissaient pas le réalisateur et que rien dans sa carrière ne pouvait leur indiquer qu'il était en mesure de réussir un film de cette ampleur !" Il ajoute que le DVD est un succès (quatrième au classement des ventes aux Etats-Unis).

Les mésaventures de Tavernier aux Etats-Unis ont cela de paradoxal qu'il est un amoureux de ce pays et de son cinéma. C'est lui qui est à l'origine du projet de Dans la brume électrique. C'est lui qui a jugé nécessaire de trouver un producteur américain pour ce film adapté d'un roman de James Lee Burke. Associé à TF1 International, Fitzgerald a proposé deux scénaristes. Les divergences rencontrées entre Tavernier et ses partenaires américains pendant l'écriture du scénario et le tournage ont eu pour résultat les deux versions du film - 102 minutes pour l'américaine, 117 minutes pour la française.

Le film qui sortira en France est rythmé par une voix off qui le rend plus grave. Tavernier y tenait, tout comme à cet éclatement temporel qui fait constamment surgir dans le récit des assauts de mémoire. A ces strophes douloureuses, panthéistes, les Américains préfèrent des plans rabâchés : un extérieur du bureau du shérif, une arrivée de voiture.

Pourtant, l'auteur du roman, James Lee Burke, a participé au scénario et a contribué - en accord avec Tavernier - à tordre le cou aux clichés du film noir. Reste que Tavernier a dû gérer nombre de divergences pendant un tournage tendu, où il était sous surveillance. On lui a reproché de ne pas tourner suffisamment de plans soulignant les situations, on lui a réclamé des inserts pour rendre une bagarre plus compréhensible, on a critiqué son choix de tourner certaines scènes en un seul plan.

"Lors de la scène de pêche, racontait-il alors, le monteur est venu me demander un gros plan que je lui ai refusé. Je voulais garder le geste magnifique de Tommy Lee lançant sa canne à pêche, la réaction de Mary Steenburgen (qui joue sa compagne), plutôt que rapprocher ma caméra, ce qui aurait été démodé, pesant. On m'a alors traité d'arrogant, et Fitzgerald m'a dit que mes films étaient mal montés."

La tension culminera lors du montage. Tavernier conteste le travail qu'il juge plan-plan de Roberto Silvi - "Avec lui je m'ennuyais" - et revient en France finir le film comme il l'entend. En solitaire : tant que l'imbroglio juridique n'était pas réglé, il lui était interdit d'entrer en relation avec Marco Beltrami, le compositeur de la musique. Il a dû engager le monteur Thierry Derocles et faire une rallonge de budget, s'endettant de 400 000 euros. TF1 n'a mis la main à la poche que pour lui accorder 10 % sur les ventes aux télévisions.

La version de Dans la brume électrique revendiquée par Tavernier est-elle trop longue, trop littéraire, pour le public américain ? Ce n'est pas ce que pense Dave Kehr, le critique du New York Times, qui regrette de ne pas retrouver la patte du cinéaste dans la version américaine, "ni sa vibration intime, son sens de l'espace, sa profondeur morale. La version qu'on nous impose est dépouillée de tout ce qui aurait pu rendre le film vivant".


Jean-Luc Douin et Thomas Sotinel
 
Article paru dans l'édition du 12.04.09

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