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Un parcours en forêt - II

Publié le 29 mars 2009 par Shalmanemrod
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"Les hommes voudront mourir - mais non la Vie."

Michel Henry, C'est moi la vérité.


"Il n’y a que les chiens pour imaginer

que leurs grondements empêcheront

la vague de s’écrouler sur le sable."

Antoine Volodine, Des Enfers fabuleux.


La jungle où nous nous sommes perdus en compagnie de l’inspecteur Kokoï pour n’en ressortir qu’un mois plus tard, couverts de mousse et de vermine rampante, n’est assurément pas celle qu’affrontèrent Évariste, It’van et le Fondeur dans La Forêt d’Iscambe de Christian Charrière. Nul ombrageux marmouset, nulle termitière frappée de gigantisme ne hantent l’univers d’Antoine Volodine, qui s’écarte des lieux communs du merveilleux comme de toute convention préétablie, alors que Charrière ne cesse d’en jouer. Si l’étrange notion de « post-exotisme » renvoie avant tout à un cheminement littéraire singulier qui évite soigneusement toute filiation directe, Un navire de nulle part peut déjà faire figure, comme avant lui la remarquable Biographie comparée de Jorian Murgrave, d’œuvre post-exotique ; « tout se tient » en définitive, comme l’écrit Volodine pour clore la préface à sept voix qui inaugure la réédition de ses quatre premiers récits chez Denoël. Comme toute grande œuvre, celle de Volodine ne se construit pas au gré de la contingence historique, mais s’affirme dès les premières lignes comme un édifice régi par une nécessité interne qui, si elle ne porte pas encore le nom de post-exotisme avant 1991, n’en est pas moins présente dès Jorian Murgrave, et que nous tenterons ici d’approcher.

Aucune trace de fantasy, donc, dans la jungle qui envahit Petrograd et mime, à l’heure de la Glasnost gorbatchévienne, l’inéluctable érosion de la Révolution mondiale. Partie du Jardin botanique où les macaques règnent en maîtres, la selve s’étend d’année en année, émoussant les angles effilés de la Perspective Nevski, peuplant la Néva de crocodiles, gagnant enfin jusqu’au Commissariat Central, préservé par les soins constants de la Tchéka. Au-delà des portes de la ville règne le désert, où à l’inverse les oasis se raréfient. Ce déséquilibre climatique, qui semble devoir s’accentuer jusqu’à l’annihilation de toute vie humaine, est étroitement lié à la guerre que se livrent depuis d’innombrables générations les partisans et les ennemis de la Révolution condamnée à l’enracinement : il semble trouver son origine dans un sortilège imposé au monde, en désespoir de cause, par les sorciers de l’opposition. La magie, dans Un Navire de nulle part, est conçue moins comme une puissance d’invocation outrepassant les lois physiques que comme l’instrument partiellement maîtrisé du déséquilibre : pour étouffer et enraciner la Révolution, les opposants ont dû s’assoiffer. Cette magie est aussi celle des métamorphoses et de l’illusion : Toula, la compagne de Mamoud, est ainsi capable de camoufler l’ajout de plusieurs étages à un immeuble, et de modifier son apparence physique, qui la trahirait à coup sûr.

Quant aux habitants de Petrograd, la recherche du confort occupe désormais le premier rang de leurs préoccupations, au détriment de l’extension de l’état prolétarien : leur principale activité consiste désormais à chasser les insectes qui ne leur laissent aucun répit, hormis aux jours de pluie diluvienne. L’inspecteur Kokoï et ses amis Mamoud et Vadim apparaissent, dans cette débâcle généralisée, comme les derniers tchékistes capables de se hisser à la hauteur des ambitions hégémoniques du Grand Commissaire Wassko Koutylian de Kronstedt. En dépit de la chaleur moite qui ne cesse de s’accentuer, ils s’entêtent à revêtir chaque semaine leurs lourdes armures de kendo pour une séance douloureuse où s’exercent et s’approfondissent leur sincérité, leur volonté de résister à l’inertie ambiante qu’ils sont les seuls à percevoir. Koutylian incarne leurs maigres espoirs, malgré sa peine croissante à rattrapper le retard pris pendant ses épisodes comateux qui s’allongent peu à peu, gagnant sur les périodes de veille enfiévrée qu’il s’efforce de maintenir pour parer à l’entropie ambiante.

***

Depuis Jorian Murgrave et Un Navire de nulle part jusqu’à Songes de Mevlido paru en 2007, le post-exotisme est ainsi perceptible, du moins dans son acception politique, comme métaphore de l’échec programmé de la Révolution mondiale : toute tentative de réalisation du communisme coïncide tragiquement, chez Volodine, avec le commencement de son agonie. Une fois incarné, l’idéal révolutionnaire se plie aux lois qui régissent la vie humaine, à commencer par celle du déclin et de l’extinction ; il ne peut se défaire de sa part de désastre. L’espoir ténu subsiste, dans les premiers récits post-exotiques, d’une improbable victoire sur cette corruption insidieuse. Jorian Murgrave rassemble ses partisans malgré la haine universelle dont il fait l’objet. Quant à l’inspecteur Kokoï et à Sayya de Tazrouk, bien qu’antithétiques, ils pourraient trouver au-delà des limites du récit le lieu d’une coïncidence miraculeuse qui réactiverait l’idéal en l’incarnant à nouveau dans le sein du désert. Cadmos, aidé d’Athéna, ne fit-il pas surgir du sol stérile les fondateurs de la cité de Thèbes, nés des crocs mêmes du monstre qui le menaçait ?

***

« Un parcours en forêt » marque dans le récit un moment crucial, celui du basculement de Kokoï hors du sillage de Koutylian, qui pourrait presque faire figure de « narrat étrange »[1] avant la lettre. Un Navire de nulle part se présente déjà comme un récit disloqué en une multitude de cellules diégétiques plus ou moins autonomes, même si la symbolique du nombre n’est pas encore à l’ordre du jour : on y trouve trente-neuf unités narratives, contre quarante-neuf – sept fois sept – dans les récits les plus récents. La dimension rituelle du post-exotisme est ici moins apparente, mais il ne s’agit pas moins d’élever au rang d’événement ou d’unité diégétique autonome ce qui pourrait n’être qu’un épisode parmi d’autres, noyé dans la succession des chapitres.

Cet événement prend place dans un lieu doublement porteur de sens, puisqu’il abrite à la fois la mémoire délaissée de la Tchéka et l’épicentre grouillant d’où partira la contamination désormais inévitable du Commissariat Central par la jungle rampante. Ces deux espaces, la bibliothèque et la jungle, coexistent et se confondent au fil du récit, formant une projection de la conscience de Kokoï en proie au doute. L’imminence du point de rupture est perceptible dans cette salle qui semble prête à passer à tout moment du statut de bibliothèque à celui d’une « champignonnière de pleine selve » où les dossiers, à défaut d’être consultés, finissent par servir d’abri aux créatures les plus vénéneuses. La décadence et la mort de la mémoire prennent ici l’aspect d’un changement de règne accéléré, de l’hiver accueillant des liasses fraîches à l’étouffante mousson où se déploie une vie agressive et autotélique. C’est cette difficulté d’accès à une connaissance dégradée, masquée par la végétation et ses habitants, qui rappelle malgré tout l’univers de La Forêt d’Iscambe, où la réappropriation humaine d’un savoir oublié est également mise en scène.

La première prise de conscience à laquelle parvient l’inspecteur lors de cette descente aux Enfers est diffuse : la mémoire délaissée de la Révolution, en effet, s’effiloche ; elle parvient au point de non-retour à partir duquel l’accès en sera à jamais fermé. Le peuple de Petrograd, vaincu, s’apprête à adopter une fois pour toutes le mode de vie autocentré des iules et des mygales, avec la survie pour unique objectif. Dans Des Anges mineurs, il sera justement question, comme dans d’autres récits post-exotiques, d’une alliance à venir entre les hommes et les araignées, espèce infiniment plus fiable lorsque s’impose l’exigence de subsister dans les espaces inhabitables, marqués toujours du même sceau de chaleur tropicale ou radioactive. Le salut de l’humanité réduit à la simple survie : c’est d’abord cette réalité que refuse Kokoï, et qui le poussera à quitter Petrograd pour le désert où l’attend une mort certaine.

L’accélération du récit s’effectue à mesure que les doutes de l’inspecteur se précisent et que s’effrite sa bonne conscience de tchékiste : les cinq dossiers consultés coup sur coup, après celui du défunt frère Müllow, sonnent le glas de ses espérances, en révélant les manœuvres meurtrières de Koutylian pour éliminer les opposants au régime. Le vertige de la désillusion prend alors la forme d’une longue phrase où les sensations et les réminiscences se mêlent à l’affolement :

« Et en tête, avec des souvenirs de sifflement de cobra, des bruits de pompe chaotique, son cœur s’affolait, les maximes et les principes, Tous ceux qui ne prennent pas les armes contre nous sont les piliers de l’État prolétarien, et Si tu ne tires pas le premier, nous t’accueillons, et les phrases au style dédaigneux que les services de Wassko affichaient sans cesse dans les courants d’air, et qui devaient encore y flotter à la minute présente, Pour les comploteurs armés, la sévérité impitoyable des combats, pour les polémistes, la mansuétude loyale de l’encre, tout se confondait au creux des ronflements du sang foulé et refoulé, une humeur âcre. »

Puis, quelques lignes après cette explosion syntaxique qui met en évidence l’effondrement des dernières certitudes de Kokoï et l’achèvement de son dégoût pour l’air vicié de Petrograd, l’ouverture fébrile du sixième dossier s’achève sur un arrêt complet du temps narratif, avec pour corollaire la disparition des sensations confuses qui obscurcissaient la syntaxe.

« Le portrait d’une femme se traçait au fil des pages, Sayya de Tazrouk, pirate du désert et grande amoureuse, entre ses doigts de manière imprévue trembla une photographie, deux yeux noirs s’adressaient à lui depuis cette tombe de carton. Il avait identifié la compagne de Mamoud, ou plus exactement celle que cet idiot avait refusé de connaître, il ne détachait pas son attention de cette figure de fauve invincible, son cœur battait, il l’avait admirée dès la première fraction de seconde, il se refusait à l’imaginer tombant sons les balles clandestines de la révolution. »

À l’obscurité complète qui couvre le rayonnage se substitue soudain la claire image d’une femme dont la beauté n’a d’égale que l’ignominie dans laquelle ont sombré l’un après l’autre les dirigeants de la Tchéka. Ce point d’orgue, qui est aussi le point culminant du récit, coïncide ainsi avec une révélation au sens religieux du terme, et le parcours de Kokoï jusqu’à cette photographie constitue rétrospectivement une variation sur le thème biblique du chemin de Damas. À nouveau, le parallèle avec La Forêt d’Iscambe s’impose : de même qu’It’van doit atteindre les profondeurs de la termitière pour trouver la lumière, c’est au cœur des ténèbres que l’inspecteur accède paradoxalement à la vérité : la vie dans son acception humaine, sur le point d’être anéantie à Petrograd, réside désormais ailleurs ; la beauté de Sayya de Tazrouk en est le signe indubitable.

Cette beauté apparaît encore ici, nous l’avons vu, comme une figure de l’espoir ; par la suite, dans le post-exotisme avéré dont la dernière manifestation en date, Songes de Mevlido, explore de nouvelles ramifications, elle apparaîtra au contraire comme le signe de son absence.



[1] Ce terme est employé par le narrateur Will Scheidmann dans Des Anges mineurs pour désigner les courtes réminiscences qui le traversent, et qu’il transmet pêle-mêle à son auditoire.


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