Il est des films magiques, où l’on sait, dès les premières minutes, qu’ils vont nous émouvoir, ou mieux, nous bouleverser, et que l’on va les aimer intensément. C’est le cas du nouveau film d’Hirozaku Kore-Eda, Still walking.
Il suffit de trois fois rien au cinéaste japonais pour poser l’ambiance de son œuvre et d’y inviter le spectateur :
Une discussion dans une cuisine entre Toshiko, une femme d’une soixantaine d’années et Chinami, sa fille trentenaire, sur la façon de frire les légumes, qui laisse déjà entrevoir un certain fossé entre les générations…
Puis la caméra se centre sur Kyohei, le patriarche de la famille, un vieillard particulièrement bougon depuis qu’il a été contraint de cesser son activité, pour raisons de santé. L’ancien médecin effectue sa promenade quotidienne dans le voisinage, saluant au passage une ancienne patiente qui semble éprouver plus que de la considération à son égard. Il longe les jardins baignés de la douce torpeur estivale jusqu’à la voie de chemin de fer et ses trains qui passent à grande vitesse, la vitesse d’une vie… Quelques beaux accords de guitare accompagnent sa balade et la teinte d’une certaine mélancolie, qui ne nous quittera plus au cours des deux heures que dur le le film.
Enfin, on fait connaissance avec Ryota, le fils, ainsi que de sa nouvelle compagne, Yukari, une veuve qui a retrouvé près de lui une certaine joie de vivre, et le jeune garçon de cette dernière, Atsushi. Ils sont en route pour rejoindre le reste de la famille, pour honorer la mémoire du fils aîné, décédé quelques années plus tôt après avoir sauvé de la noyade un adolescent. Ryota appréhende ce week-end en famille. Son père et lui entretiennent depuis longtemps des relations tendues. Tout du moins, la communication est difficile et rare. Kyohei n’a jamais compris pourquoi son fils a renoncé à une carrière médicale toute tracée pour se lancer à la place dans la restauration de tableaux de maîtres. La mort du fils aîné, qui avait, lui, entamé des études de médecine, a mis un terme à son rêve de voir se perpétuer la tradition familiale et de garantir la prospérité du petit dispensaire auquel il a consacré l’essentiel de sa vie. Il en a gardé une certaine rancœur à l’encontre du cadet. Du moins c’est ainsi que ce dernier le ressent. Et là, Ryota devrait avouer à ses parents qu’il a perdu son emploi, et qu’un peu d’aide serait la bienvenue. Pas si simple, et la situation est encore complexifiée par l’attitude des deux personnes âgées, très traditionalistes, vis-à-vis de Yukari et Atsushi. Elles désapprouvent cette union et manifestent soit de l’hostilité, soit un accueil neutre et poli, qui fait comprendre qu’ils sont perçus comme de simples invités et non des membres de la famille…
Mais d’autres sujets de discorde ou de tension viennent entacher ces retrouvailles familiales.Par exemple, la volonté de Chinami et son mari de s’installer dans la partie de la maison correspondant à l’ancien dispensaire. Mais Kyohei ne tient pas franchement à ce que son ancien lieu de travail soit recyclé en habitation, et, même si elle aimerait voir ses enfants plus souvent, Toshiko n’a pas envie de subir quotidiennement la paresse de son beau-fils et l’agitation bruyante causée par ses petits-enfants…
Et il y a bien sûr toute la mise en scène cruelle autour du disparu, le fils préféré, celui qui, quinze ans après sa mort, donne encore des complexes au frère et à la sœur. Chaque année, c’est le même rituel. On offre de la nourriture au défunt, on va se recueillir sur sa tombe, on évoque sa mémoire,… Et surtout, on invite le gamin qu’il a sauvé de la noyade, aujourd’hui jeune adulte, pour l’humilier discrètement, pour lui donner mauvaise conscience d’être encore en vie. Et, puisqu’on sait qu’il n’osera pas refuser, on lui demande courtoisement de revenir l’année d’après, histoire de l’enfoncer un peu plus et de décharger toute la colère contenue et le pesant sentiment d’injustice face à ce deuil douloureux.
A la lecture de ce résumé, on pourrait penser que le film d’Hirozaku Kore-Eda est un véritable jeu de massacre, plein de cynisme et de cruauté. Mais ce n’est pas l’impression qui domine. Les personnages ne sont pas méchants. Ce sont juste des êtres ordinaires, blessés par les épreuves de la vie, les échecs, les regrets et les petites rancoeurs, étouffés par manque d’amour ou, au contraire, d’un trop-plein d’amour.
Petit à petit, la communication s’est rompue entre les membres de cette famille, créant un fossé encore accentué par les différences profondes de mentalité entre anciennes et nouvelles générations. La société a changé, les mœurs aussi…
Et puis, il y a aussi les transformations des personnages eux-mêmes. Avec l’âge, les priorités évoluent, certaines choses prennent plus d’importance que d’autres, la façon de voir les choses change… Les personnages ne sont simplement plus sur la même longueur d’onde…
Cette réunion de famille n’est en rien un règlement de comptes. Il s’agit juste d’une tentative un peu dérisoire de recréer l’harmonie familiale qui régnait « au bon vieux temps ». A travers de petits rituels de la vie quotidienne – la préparation du repas, le repas lui-même, la sieste, une petite promenade,… - on partage des petits moments de complicité retrouvée. On évoque des anecdotes, on regarde de vieilles photos, on sort de vieilles lettres, on écoute une vieille chanson populaire, réveillant des souvenirs joyeux ou embarrassants… En bruit de fond, les oiseaux gazouillent, les enfants s’amusent dans le jardin, le beau-fils ronfle dans la pièce d’à-côté, …C’est la vie qui règne, qui domine. Malgré les épreuves, malgré les blessures, malgré les regrets, les personnages sont toujours debout et continuent de marcher, comme le souligne le titre du film, Still walking.
Et si la communication entre les personnages est plus rare et plus difficile, si les motifs de discorde pèsent sur les relations, l’affection est toujours là, ne demandant qu’à remonter à la surface. Le père bourru, qui semble constamment mépriser son fils cadet, a parfaitement compris qu’il était au chômage, et lui donne à plusieurs reprises, discrètement, l’occasion de l’avouer, prêt à l’aider en cas de difficulté. Il aime Ryoka, même s’il a du mal à exprimer ses sentiments. Il aime aussi Atsushi, autant sinon plus que ses petits-enfants « biologiques ». Derrière cette barrière d’incommunicabilité perce une réelle tendresse, qui se manifeste par de petits gestes, des regards, quelques échanges plus légers, comme la promesse d’aller voir tous ensemble un match de football…
La mère, elle, est un peu l’inverse du vieil homme. Elle est constamment affable et attentionnée, mais est aussi le personnage le plus intolérant, le plus capable de cruauté. On ne peut pas vraiment la blâmer. C’est une femme qui souffre, qui ne s’est jamais remise de la perte de son fils et qui, avec l’âge, devient de plus en plus obsessionnelle et acariâtre.
Kyohei et Toshiko sont plus touchants que détestables. Ils sont simplement les symboles du temps qui passe inéluctablement, et qui abîme les êtres, physiquement et psychologiquement.
Les signes de cette décrépitude sont nombreux : Une fleur ramassée par les enfants et offerte à leur grand-mère est resplendissante, mais commence à se flétrir et à se faner dès le lendemain, quand les gosses sont partis… Le carrelage de la salle de bain est branlant et menace de se briser à tout moment… Dans cette même salle de bain, une rampe a été installée pour prévenir toute chute du vieil homme, qui est déjà tombé et se déplace désormais plus difficilement, avec l’aide d’une canne. La voisine, elle, a le cœur fragile et supporte de plus en plus mal la canicule estivale qui s’abat sur le quartier. Quant à Toshiko, elle se comporte parfois de façon étrange, comme lors de cette scène où elle est bouleversée par la vue d’un simple papillon de nuit, qu’elle prend pour la réincarnation de son fils défunt… Premiers signes d’une sorte de démence sénile, ou tout du moins d’un dérèglement psychologique certain…
Mais plus qu’une œuvre sur le temps qui passe, Still Walking est une œuvre sur le temps qui reste. A travers ses dernières scènes, bouleversantes, le cinéaste semble nous inviter à profiter de chaque instant passé en compagnie des êtres qui nous sont chers, de nos proches, de nos parents. Ils sont précieux, comme l’est ce film magnifique…
Hirozaku Kore-Eda signe ici une œuvre admirable, d’une sensibilité et d’une justesse rares, avec une mise en scène d’une pudeur exemplaire, où chaque plan, chaque image, est une petite merveille de précision. La comparaison avec les œuvres de Yasujiro Ozu n’est pas galvaudée. Still walking procure les mêmes émotions que les meilleurs films du maître japonais – on pense notamment à ce chef d’œuvre qu’est Voyage à Tokyo, sur des thèmes similaires.
Je ne saurais que trop vous recommander d’aller voir ce film subtil, qui malgré son rythme assez lent et son ancrage dans la société japonaise, saura vous toucher par sa portée universelle, et vous atteindre en plein cœur.
L’un des films de l’année, tout simplement…
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