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3 mai 1928/Création de Siegfried de Jean Giraudoux

Par Angèle Paoli


   Le 3 mai 1928 est représenté pour la première fois, à la Comédie des Champs-Élysées, Siegfried de Jean Giraudoux. Dans une mise en scène de Louis Jouvet. Les décors sont de Camille Cipra, les costumes de Camille Cipra et Jeanne Lanvin. Avec Valentine Tessier dans le rôle de Geneviève, Pierre Renoir dans celui de Siegfried, Michel Simon dans celui de Pietri. Et Louis Jouvet dans le rôle du Général De Fontgeloy.


Giraudoux

Image, G.AdC


   Alors même que Louis Jouvet s’attendait à l’échec de Siegfried, la pièce connut un véritable succès. Ce fut le début d’une collaboration exemplaire entre le metteur en scène et l’auteur. Cette collaboration dura douze années et ne fut perturbée que par la guerre.
   Réécriture du roman Siegfried et le Limousin, la pièce de théâtre Siegfried reprend l’intrigue contemporaine franco-allemande. Mais le véritable sujet de cette pièce en quatre actes est celui de l’homme sans mémoire. Héros de la pièce éponyme, Siegfried combine à la fois le héros wagnérien et le personnage d’Orphée.
   La scène se passe à Gotha, célèbre ville allemande célèbre proche de Weimar.


Acte II, scène II
[Extrait]
SIEGFRIED : Qui êtes-vous ?
GENEVIÈVE : Compliquons l’exercice. Devinez : je ne tue pas de grizzly, mais je passe pour couper mes robes moi-même. Je ne fais pas de ski, mais ma cuisine est renommée.
SIEGFRIED : Vous êtes Française ? Pourquoi le cachez-vous ?
GENEVIÈVE : Voilà bien des questions !
SIEGFRIED : Vous avez raison… C’est que je ne suis guère autre chose qu’une machine à questions. Tout ce qui passe d’étrange à ma portée, il n’est rien de moi qui ne s’y agrippe. Je ne suis guère, âme et corps, qu’une main de naufragé…On vous a dit mon histoire ?
GENEVIÈVE : Quelle histoire ?
SIEGFRIED : Ils sont rares, les sujets sur lesquels je puisse parler sans poser de questions : les contributions directes allemandes depuis 1848, et le statut personnel dans l’Empire germanique depuis l’an mille, voilà à peu près les deux seuls domaines où je puisse répondre au lieu d’interroger, et je n’ai pas l’impression qu’il faille vous y inviter.
GENEVIÈVE : Nous verrons, un dimanche !... Alors, questionnez.
SIEGFRIED : Je n’aurais pas dû vous demander qui vous êtes ! Je vous ais ainsi tout demandé. Un prénom suivi de son nom, il me semble que c’est la réponse à tout. Si jamais je retrouve les miens, je ne répondrai jamais autre chose à ceux qui me questionneront. Oui…et je suis un tel…Oui, c’est l’hiver, mais je suis un tel… Qu’il doit être bon de dire : il neige, mais je suis Geneviève Prat…
GENEVIÈVE : Je serais cruelle de vous contredire. Mais je suis si peu de votre avis ! Tous les êtres, je les trouve condamnés à un si terrible anonymat. Leurs nom, prénom, surnom, aussi bien que leurs grades et titres, ce sont des étiquettes si factices, si passagères, et qui les révèlent si peu, même à eux-mêmes ! Je vais vous sembler bien peu gaie, mais cette angoisse que l’on éprouve devant le soldat inconnu, je l’éprouve, et accrue encore, devant chaque humain, quel qu’il soit.
SIEGFRIED : Moi seul peut-être je vous parais avoir un nom en ce bas monde !
GENEVIÈVE : N’exagérons rien.
SIEGFRIED : Pardonnez-moi ces plaintes. Dans tout autre moment, j’aurais aimé vous cacher pendant quelques jours les ténèbres où je vis. La plus grande caresse qui puisse me venir des hommes, c’est l’ignorance qu’ils auraient de mon sort. Je vous aurais dit que je descendais vraiment de Siegfried, que ma marraine venait de prendre une entorse, que la tante de ma tante était de passage. Vous l’auriez cru, et nous aurions obtenu ce calme si nécessaire pour l’étude des verbes irréguliers.
GENEVIÈVE : Nous oublions en effet la leçon. Questionnez-moi, Monsieur le Conseiller d’Etat, puisque vous aimez questionner. Faites-moi ces questions qu’on pose à la fois aux institutrices familières et aux passants inconnus : Qu’est-ce que l’art ? ou : Qu’est-ce que la mort ? Ce sont des exercices de vocabulaire pratique excellents.
SIEGFRIED : Et la vie, qu’est-ce que c’est ?
GENEVIÈVE : C’est la question pour princesses russes, celle-là. Mais je peux y répondre : une aventure douteuse pour les vivants, rien que d’agréable pour les morts. […]
Jean Giraudoux, Siegfried, Théâtre complet, La Pochothèque, 1991, pp. 29-30.


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