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C'est dans "Vertiges" (à lire absolument, naturellement !) que W.G. Sebald écrit ceci : "Le lendemain, par assez gros temps, le Dr K. traversa l’Adriatique l’estomac barbouillé par un léger mal de mer. Il est ainsi depuis un bon moment à terre, si l’on peut parler ainsi de Venise, mais la houle continue son remous dans son corps. De l'hôtel Sandwirth, où il loge, dans un accès d'optimisme dû vraisemblablement à l'amélioration progressive de son état, il écrit à Felice, à Berlin, que malgré sa tête encore bourdonnante il a maintenant l'intention de se jeter dans la ville pour explorer ce qu'elle peut offrir à un voyageur comme lui. Même la pluie battante qui glace, note-t-il, tous les êtres d'un vernis glauque et uniforme ne l'en dissuadera point, non, au contraire, car il pourra d'autant mieux se laver de son séjour viennois. Or ce 15 septembre, il semble néanmoins peu probable que le Dr K. ait quitté l'hôtel. S'il relevait déjà de l'impossible qu'il se trouvât là, il l'était encore plus qu'au bord de la déliquescence il osât se hasarder sous ce ciel aqueux, au contact duquel les pierres elles-mêmes se dissolvaient. Le Dr K. reste donc à l'hôtel. Vers le soir, assis dans le hall, il écrit une nouvelle fois à Felice. Il n'est plus question ici de visiter la ville. Au lieu de cela, fébrilement couchées sur le papier à en-tête de l'hôtel illustré de beaux voiliers à vapeur, des notations qui trahissent son désespoir. Il est seul et ne parle à nulle âme qui vive en dehors du personnel, sa détresse est sur le point de déborder mais il se trouve, c'est tout ce qu'il peut dire avec certitude, dans un état taillé à sa mesure par une justice transcendante, auquel il ne peut échapper et qu'il devra supporter jusqu'à la fin. Comment le Dr K. a-t-il effectivement passé ces quelques jours à Venise ? Nous ne le savons pas. Il semble en tout cas que la morosité ne l'ait pas quitté. Et c'est même elle et elle seule, présume-t-il, qui lui a permis de se maintenir en vie face à cette ville, cette Venise qui, malgré tous les couples en voyage de noces surgissant de partout comme pour le narguer, l'aura touché au plus profond. Que belle elle est ! écrit-il avec un point d'exclamation, et cette légère entorse à la langue qui permet un instant aux sentiments de s'épancher. Que belle elle est, et Dieu qu'on la sous-estime chez nous ! Mais sur les détails, le Dr K. reste muet. Nous ne savons donc pas, répétons-le, ce qu'il a vu en réalité. Il n'existe pas même d'indice prouvant qu'il ait visité le palais des Doges, dont les Plombs, quelques mois plus tard, devaient occuper une place si importante dans le déploiement de ses fantasmes de châtiment et de procès. Nous savons seulement qu'il a passé quatre jours à Venise et qu'ensuite, partant de Santa Lucia, il s'est rendu à Vérone." Et je retiens, entre autres, qu'une légère entorse à la langue permet aux sentiments de s'épancher ! A moins que ce ne soit l'inverse, d'ailleurs, mais peu importe... Cette remarque est précieuse. Eviter de trop lisser. Accepter que ça grince, que ça couine. Sinon, comment savoir ce que les mots recouvrent ?