C’est vrai qu’il n’est plus guère possible, parmi tant d’objets fabriqués, consommés, jetés, transformés en d’autres, achetés, vendus, de se sentir participer de cette unité de tout qui prenait jadis dans ses flux et reflux la finitude des êtres, leur assurant présence à eux-mêmes et à leur lieu proche, donnant du sens à leur vie. Et il est tentant de ne voir qu’énigme et silence dans ce fragmenté, dans ce désordre du là-dehors, de décider celui-ci une vaste nuit non respirante, non étoilée : l’absence, le néant mêmes. Ce qui incite à chercher refuge sous le couvert du langage. Existe-t-il rien d’autre, en effet, que ces mots et cette syntaxe avec lesquels nous agissons, nous imaginons ? Savoir cela et vivre avec ce savoir, n’est-ce pas l’expérience ultime ?
C’est là, paradoxale, une pensée de l’irréalité de l’être parlant au sein même de sa parole ; et qui tente, voici où est le péril, de justifier un emploi des mots faisant de la fiction, perçue et valorisée comme telle, un substitut de la vie ou prenant plaisir à faire jouer les ressorts du vocabulaire ou de la syntaxe, à les considérer en eux-mêmes, à en faire de l’art abstrait, sans plus savoir ou vouloir savoir qu’ils sont faits pour une tâche tout autre, celle de comprendre la réalité hors langage — la finitude — et d’y inscrire notre existence en se vouant à ces lieux qui sont peut-être chargés d’un sens que le simple concept ne sait pas dire. Le « je », qui sait chez Rimbaud qu’il faut être « au monde », se perd à nouveau sous les rêveries du moi, tenues pour la seule raison non utilitaire d’écrire. Et c’est là magnifier la littérature — cette fois c’est bien le mot qui convient — mais en méconnaissant, radicalement, la poésie, dont la transitivité foncière est perçue comme une illusion. Une telle pensée, et ses créations foncièrement esthétiques, ne s’arrogeant pas moins le droit de se dire une « poétique », à cause de l’étymologie de ce mot où ne se révèle pourtant que l’antique réduction des poèmes au point de vue de la rhétorique.
Yves Bonnefoy, Notre besoin de Rimbaud, éditions du Seuil, 2009, p. 61-63.
Contribution de Tristan Hordé