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Un dessin sur l’eau*

Par Junkofrantic

Je décollais délicatement les pages d’un livre qui n’avait jamais été ouvert. Quand j’exécute cette tâche, j’ai l’impression d’être un chirurgien : mon coupe-papier est mon scalpel, tandis que je veille à inciser l’endroit exact, sans dommage collatéral. La lame doit trancher exactement au milieu du pli, sinon des confettis s’éparpilleront sur la table. Il ne faut pas appuyer trop fort, au risque de froisser les caractères voire de les trouer. C’est une entreprise d’autant plus délicate que le papier et l’encre sont fragiles. Théoriquement, il me suffirait de détacher la première et la dernière page pour avoir la carte d’identité du livre : titre, auteur, éditeur, année, nombre de pages. Mais j’en découpe toujours au moins trois par curiosité, car j’ai besoin d’ouvrir ce qui est scellé. C’est ainsi que j’ai découvert cette phrase, écrite par un anonyme :
“Aux heures les plus sombres et désespérées de nos vies, l’habitude nous ramène sur des rails sans éclats, comme l’aimantation maintient l’aiguille inconsciente de la boussole dans la direction du Nord”.
Je l’ai relue, éblouie par sa justesse. Les heures désespérées, l’habitude, les rails sans éclats, l’aimantation, l’aiguille inconsciente, le Nord… rien n’a été oublié, dans cette analyse de la monotonie en tant qu’instinct de survie.

Ensuite, je me suis souvenue de la lectrice venue le matin même. J’avais entendu le cliquetis de la porte qui s’ouvre depuis le fond de la salle. Le visiteur ou la visiteuse n’avait que cinq pas à faire pour dépasser la dernière étagère et devenir visible. Au bout de plusieurs minutes qui laissaient le temps de faire une bonne trentaine de pas, y compris des pas de souris, personne n’apparaissait, donc je suis allée à sa rencontre. Elle était immobile, l’air penaud. Dés qu’elle m’a vue, comme le font les élèves qui ont soigneusement préparé une excuse avant d’affronter leur professeur, elle a déclamé : “bonjour, je suis désolée pour le retard, j’aurais voulu les rendre plus tôt, mais j’avais tellement de travail que je n’arrivais pas à lire : je sais que j’aurais dû vous téléphoner mais pendant la journée je n’avais pas le temps et le soir la bibliothèque était fermée ; j’aurais dû vous envoyer un mail mais en rentrant du boulot, avec le repas à préparer, les enfants à coucher et mon mari qui monopolise l’ordinateur à cause de son travail, je n’y arrivais pas…”
J’ai poliment attendu qu’elle ait fini (car il était aussi question de la visite technique de sa voiture, de la varicelle du petit dernier, et des conséquences de la crise sur l’emploi de son époux), puis je lui ai expliqué posément : “je n’avais même pas remarqué votre retard. Personne n’a réclamé ces livres donc ce n’est pas grave.”

En général, je ne suis pas une bibliothécaire revêche qui gronde le lecteur distrait, notamment parce que je garde également les livres empruntés trop longtemps, à tel point qu’il m’arrive de les envoyer aux bibliothèques par voie postale, lâchement, précisément pour ne pas être dans la situation de cette lectrice. De plus, elle n’avait que deux jours de retard. Je l’ai imaginé, s’angoissant depuis quarante huit heures à cause de trois livres qu’elle sera la seule à emprunter dans l’année… J’ai eu de la peine pour elle.
Et puis elle ne mentait pas, je le sentais et le voyais. Elle avait l’odeur poisseuse et fade du quotidien, de la course qu’il lui fallait mener pour entrer dans les cases de son emploi du temps, de la pile d’obligations qui ne diminue jamais, des nuits où toutes les pensées commencent par “demain il faut que je”, ou “demain je dois…” Ce stress permanent se reflétait dans ses yeux fatigués, ses cheveux gras, la lourdeur de sa nuque, ses ongles dentelés par un rongement compulsif… Et son soulagement quand elle m’a entendue la rassurer. Par réflexe, je lui ai demandé : “vous en empruntez d’autres ?” Mal à l’aise, elle m’a avoué : “sur les quatre que je rends, il y en a un que je n’ai pas eu le temps de finir, mais je ne peux pas le réemprunter, vous ne me faîtes plus confiance…” J’oscillais entre stupeur et amusement. Lorsque je lui ai répondu : “mais si, vous pouvez le reprendre, et si vous voulez j’enregistre d’office deux mois de prêt au lieu d’un, ça vous suffirait deux mois ?” Pendant un instant, j’ai clairement senti qu’elle pensait que je me moquais d’elle. Voyant que ce n’était pas le cas, elle m’a remercié abondamment ; j’ai cru qu’elle allait sauter dans mes bras. Elle est repartie à grandes enjambées, comme si elle craignait que je change d’avis avant qu’elle atteigne la porte.

Songeuse, je me suis servie une tasse de thé. En la buvant, j’ai constaté que le rosier dont les roses ont des pétales jaunes bordés de rouge (une association surprenante) était hérissé de bourgeons. Puis, je me suis interrogée : par quoi commencer ? Indexer les nouveautés, trier le contenu des multiples cartons, lire des recensions, faire une commande, ajouter les contenus de certains rayons à ma base de données, cirer ces ouvrages dont la reliure se ternit sérieusement… ?
Il y a un avantage certain à exercer un métier sans fin, absurde par principe : l’absence de stress. Ce que je ne fais pas aujourd’hui, je le ferais demain, ce que je ne ferais pas demain, un autre s’en chargera à ma mort… Comme Sisyphe sait que son rocher retombera, je sais que mes actions ont autant d’impact qu’une goutte d’eau versée sur une étendue de sable afin de l’inonder, mais j’agis comme si je pouvais métamorphoser le désert en mer, parce que j’y prends plaisir. J’ai ressenti ce luxe, toute seule dans ce gigantesque local, en sirotant mon thé : le plaisir de l’autonomie… J’ai l’éternité devant moi, je fais ce que je veux de mes heures.

Le soir même, au téléphone, j’ai lu à ma mère cette phrase que j’avais notée. Elle s’est exclamée : “elle est magnifique !” Spontanément, je lui ai dit : “je trouve aussi, en plus tu es bien placée pour savoir qu’elle est vraie”. Un silence stupéfait m’a répondu, j’ai compris que je l’avais froissée mais il était trop tard pour reculer. “Pourquoi tu prétends ça ?” “Voyons, tous les matins tu fais la liste de ce que tu as à faire dans la journée, minute par minute, tu comptes même le temps que tu vas passer aux toilettes. A chaque début de vacances, tu parles des copies que tu dois corriger avant la rentrée et pendant les grandes vacances, des cours que tu dois faire. Tu n’écoutes plus de musique, tu ne regardes quasiment pas de films ou alors des comédies et ne lis que des polars parce que tu te dis “trop fatiguée pour réfléchir”. Je n’ai rien contre les comédies et les polars, c’est la raison pour laquelle tu les choisis que je remarque. Et tes journées sont identiques, gérées heure par heure de manière à se reproduire parfaitement. Ce n’est pas très éloigné de l’habitude et des rails sans éclat…” Elle a protesté “ma vie n’est ni sombre ni désespérée !” Néanmoins, je percevais ses doutes dans sa voix. J’ai adouci mes propos, minimisé leur sens pour ne pas lui faire de mal. En moi-même, je pensais : évidemment qu’elle n’est pas sombre ni désespérée, puisque tu la compense avec une vie intérieure débordante, au point de ne plus voir ni entendre ce qui t’entoure. Tu es remarquable par ton regard absent et par tes réparties lancées au hasard. Autour de moi, personne, jusqu’à présent, n’a pu égaler ton exil imaginaire. Il m’arrive d’ailleurs de me demander si tu ne vas pas y disparaître, t’incruster dans cette coquille de rêves au point de devenir inatteignable.

J’ai été ainsi ; je n’ai oublié ni la vie imaginaire que j’ai alimenté pendant quinze ans, ni ces périodes pendant lesquelles j’écrivais “je ne sais pas ce qui guide ma routine”, “je suis passive finalement”, entraînée par une route que je descendais en courant, à défaut de savoir où et comment bifurquer… Et j’ai préféré partir pour tout recommencer.
Alors maintenant, je me rends compte que cette absence d’objectif et cette perpétuelle indécision, je les aime. ““Live strange and get lost” dit mon badge, slogan que je suis exprès ou à défaut de mieux, je ne saurais dire“, écrivais-je. “Tu t’es mené toi-même à l’abattoir”, selon un proverbe persan. Ce n’est pas tout à fait faux, on finit toujours par se mener soi-même quelque part, quoi qu’on en dise, y compris quand l’entrée de l’abattoir paraît être la porte du paradis. Je sais pourquoi, indépendamment de mon refus du nationalisme, du patriotisme, du régionalisme et autres fiertés absurdes, j’ai écrit en majuscules dans mon cahier : “L’homme qui trouve sa patrie douce n’est qu’un tendre débutant ; celui pour qui chaque sol est comme le sien propre est déjà fort ; mais celui-là seul est parfait pour qui le monde entier est comme une terre d’exil”.** Si je n’avais qu’un seul objectif, ce serait de ne pas en avoir ; si je me sentais des racines quelque part, ce serait dans l’exil. C’est simplement le seul moyen de vivre au présent et d’être sans cesse confronté à l’inconnu, sans préjugé et en gardant une multitude de choix.

Cependant, ma mère a souligné : “oui mais toi c’est l’inverse, tu n’es pas tourné vers l’organisation de ton avenir puisque tu es passéiste”. Ma mère jette. Elle aime le “pschuit” métallique de la corbeille qui se vide sur l’écran, la déchetterie qu’elle remplit, les placards qui se vident. Si elle avait à peu près compris, malgré tout, pourquoi je m’étais énervée quand elle avait jeté mes premières Docs datant du collège, elle reste perplexe quant à ce jour où je lui ai reproché d’avoir failli (sans mon intervention) mettre à la poubelle mon t-shirt du Monoprix. “Mais tu ne vas pas me dire que tu as l’intention de remettre ce t-shirt ou qu’il te rappelle des bons souvenirs !” Non, mais je tiens aux traces de mon passé. Ce n’est pas par masochisme, au contraire, je savais que ce t-shirt me ferait rire un jour. J’ai maudit ce slogan “avec Monoprix, pour vous, je m’engage jour après jour” et ces schémas grotesques… Cependant, maintenant, en l’observant, je revois aussi l’arrivée de l’uniforme et la complicité entre les caissières, les rencontres intéressantes que j’ai faites là-bas… Je cultive mes cicatrices pour qu’elles deviennent agréables, voire esthétiques, à défaut d’être nécessairement utiles… ce qui ne m’empêche pas de savoir qu’elles sont fausses.
Les gens qui me connaissent bien vantent souvent ma mémoire, ma capacité à me souvenir d’une phrase, d’une atmosphère, d’un geste… Parfois, je plaisante : “comme je cultive les amnésies éthyliques, j’ai de la place pour le reste”. En réalité, je sais que les souvenirs se dérobent de toute façon. La poussière passe pour de l’or scintillant et inversement, au gré des témoignages et de l’humeur, rien n’est fiable. De même que les personnages du “Roma” de Fellini qui, en construisant les couloirs d’un métro, tombent sur des fresques magnifiques, lesquelles disparaissent à mesure que la lumière les inonde, on recrée, amplifie, singularise tel ou tel détail, mais l’éclat n’est jamais celui qu’il a été… Exhumer, c’est altérer. Donc je veille de manière obsessionnelle sur les preuves matérielles de mon vécu, des Docs trouées du collège au t-shirt du Monop, comme d’autres ont besoin d’un objet pour se remémorer une personne disparue sans être capables pour autant de la voir exactement telle qu’elle était de son vivant…
Le passé, je le ramène sans cesse au présent, comme un wagon branlant raccroché à la locomotive, car c’est à l’instant uniquement que je m’accroche, passionnément, pour essayer de lui donner la sérénité et l’inaltération de l’éternité en idéaliste désillusionnée.

* s’efface en même temps qu’il est tracé, aussi incons(is)tant et sans importance que ce texte
** Hugues de Saint-Victor


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