Amour de ma mère. Jamais plus je n’irai, dans les nuits, frapper à sa porte pour qu’elle tienne compagnie à mes insomnies. Avec la légèreté cruelle des fils, je frappais à deux heures ou trois heures du matin et toujours elle répondait, réveillée en sursaut, qu’elle ne dormait pas, que je ne l’avais pas réveillée. Elle se levait aussitôt et venait en peignoir, trébuchante de sommeil, me proposer son attirail maternel, un lait de poule ou même de la pâte d’amandes. Faire de la pâte d’amandes à trois du matin pour son fils, quoi de plus naturel ? Ou bien, elle proposait un bon petit café au lait bien chaud que nous boirions gentiment ensemble en causant infiniment. Elle ne trouvait rien de déraisonnable à boire un café avec moi, au pied de mon lit, à trois heures du matin, et à me raconter jusqu’à l’aube d’anciennes disputes familiales, sujet en lequel elle était experte et passionnée.
Plus de mère pour rester auprès de moi jusqu’à ce que je m’endorme. Le soir, en me couchant, je mets quelquefois une chaise près de mon lit pour me tenir compagnie. Faute de mère, on se contente de chaise. Le milliardaire de l’amour reçu est devenu clochard. Si tu as une insomnie, une de ces nuits, débrouille-toi tout seul, mon ami, et surtout ne frappe à aucune porte. Et si tu te remaries avec cette brune qui t’a plu l’autre jour, garde-toi de frapper à sa porte à trois heures du matin. Tu serais bien reçu. « J’entends que l’on respecte mon sommeil », te dirait-elle, les yeux glacés et le menton carré.
Amour de ma mère, à nul autre pareil. Oui, je sais que je ressasse et remâche et me répète. Ainsi est la ruminante douleur aux mandibules en veule mouvement perpétuel. Ainsi je me venge de la vie en me rabâchant, le cœur peu gaillard, la bonté de ma mère enfouie.
Albert Cohen (1895- 1981). Le Livre de ma mère. Page 94-96. Gallimard.