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Nietzsche, le Gai savoir

Par Argoul

nietzsche-gai-savoir.1242116495.jpgRien à voir avec une attitude sexuelle (pour ceux qui ignorent le philosophe), mais bien plutôt avec la ‘gaya scienza’ provençale au temps des troubadours. Friedrich Nietzsche, en effet, n’aimait pas la lourdeur de nourriture, de relations et de pensée des Allemands (pour lui, c’est tout un). Notamment celle des philosophes de l’idéalisme allemand comme Leibniz, Kant ou Hegel. Il préférait – et de beaucoup – la légèreté de cuisse, de cuisine, de conversation et de lumière du sud européen. Il écrit le ‘Gai savoir’ en 1882 et le complète en 1887 avec en sous-titre provençal la ‘gaya scienza’. C’est une référence à l’unité humaine des trois ordres de l’existence : le troubadour des passions, le chevalier du courage et le savant du savoir. Pour lui, le savoir doit être « gai », léger et lumineux, parce qu’il est positif, signe de santé du corps, de vitalité des affects et de légèreté de l’esprit. Bien loin, du style pesant, pédant, empesé et structuré comme une scolastique des Hegel et avatars…

Ce pourquoi Nietzsche écrit en aphorismes, ces courts paragraphes où ne court qu’une idée à la fois. Ce n’est pas anarchie de pensée, mais liberté d’explorer. Plutôt que de s’enfermer dans le carcan d’une méthode et d’une idée totale (totalisante, totalitaire), Nietzsche garde la pensée ouverte. Il procède à la Montaigne (qu’il aime fort), « par sauts et gambades ». Il ouvre des perspectives plutôt que de figer la pensée ; il teste ses idées, plutôt que d’en faire un monument d’immobilisme académique ; il éclaire le chemin, il ne donne pas le plan. Nietzsche n’est pas le laborieux laboureur (allemand) qui peine à creuser son sillon méthodique, mais le libre danseur (français, italien, grec) qui tente de s’élever dans les airs. Les paradoxes (ceux du comédien) servent à faire éclater les carcans dans lesquels se fige volontiers la « pensée ».

Nietzsche exècre – comme Flaubert – cette fameuse doxa, l’opinion commune dénoncée par Socrate. Le Savoir n’a pas le sérieux papal de « la Vérité », puisqu’il est sans cesse remis en cause par l’expérimentation scientifique, par l’évolution des relations humaines et par le mouvement du temps en histoire. La poursuite « des » vérités est allégresse, celle de « la » Vérité un renoncement confortable. Se réfugier dans une Bible, un Savoir unique, une Vérité-en-soi, un Règlement, révèle une crainte du monde et du changement, un tempérament frileux et maladif – apparatchik ou fonctionnaire. A l’inverse, explorer l’autre et l’ailleurs, d’une curiosité sans cesse en éveil, est signe de santé, d’un être bien dans sa peau, énergique et positif, d’une générosité qui déborde. Les vérités sont comme des enfants, dit Nietzsche, « innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation. » (Ainsi parlait Zarathoustra, Des trois métamorphoses).

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Il n’existe pas de Vérité dans l’absolu, à tout prix, mais une vérité vivante qui change avec les perspectives humaines, trop humaines – et qui aide à vivre ici et maintenant. La Vérité absolue est une croyance, les vérités ici et maintenant sont des hypothèses provisoires, comme la science aime à en tester tous les jours. Le doute rend gai parce qu’il en appelle à l’illusion nécessaire, comme au théâtre. L’être humain n’est pas parfait et tout ce qu’il fait est mêlé toujours de bon et de mauvais. L’existence est donc tragique, comme nous l’avaient appris les Grecs, ce qui ne les empêchait nullement de bien vivre et d’en philosopher. Le savoir – la science – est un outil de l’homme, pas la révélation du Livre de Dieu. Chaque être vit dangereusement, puisque l’existence est une affection mortelle. Dans la connaissance, combattre l’erreur ou la vanité est un antidote utile au ‘croire savoir’, qui est bien pire qu’ignorer. C’est ce que Nietzsche appelle le « tempérament artiste », une conscience de l’apparence, le consentement à ne jamais connaître le cœur absolu des choses. Ceux qui ont une volonté radicale de « savoir » ont bien vite le dégoût de ce monde imparfait, provisoire, et rêvent d’un « autre » monde ailleurs ; ils ne vivent donc pas - l’ici et le maintenant leur étant insupportables.

Ce pourquoi Nietzsche décrète « la mort de Dieu ». C’est moins le Dieu historique des Chrétiens et autres religions du Livre que la fin en la croyance qu’il existe un absolu hors de ce monde ou une Vérité unique - universelle et de toute éternité. La percée conceptuelle de la physique quantique et relativiste est fondée sur cette remise en cause nietzschéenne d’une Vérité absolue, « révélée » et intangible. Les vérités humaines ne sauraient être celles de dieux ; elles sont donc provisoires et en appellent à l’imagination au pouvoir pour naître et se renouveler. L’univers n’est pas figé, il s’étend ; il n’est pas stable, il se transforme sans cesse ; il n’est pas intemporel puisque né du Big Bang et appelé peut-être à se contracter à nouveau un jour. Tout change, tout bouge, nul corpuscule n’est Un, mais composé de corpuscules plus petits, qui s’intègrent comme des poupées russes dans de plus grands – là où les règles physiques changent, de l’interaction faible à l’au-delà de la gravitation de la relativité générale…

La connaissance n’est qu’un ensemble de vérités provisoires. Sa valeur n’est pas la Vérité mais la façon qu’elle a d’aider à vivre. Le concept n’est qu’une métaphore. L’homme du gai savoir doit se tenir à l’équilibre entre pessimisme et orgueil ; il doit admettre qu’il ne vit sainement qu’en tension entre ses propres contradictions : celles qui le poussent en avant et celles qui l’incitent à s’abandonner. Question de tempérament : « car, en admettant que l’on soit une personne, on a nécessairement aussi la philosophie de sa personne. » « Et de hasarder cette idée : chez tous les philosophes, il ne s’est jusqu’à présent nullement agi de ‘vérité’, mais d’autre chose, disons de santé, d’avenir, de croissance, de puissance, de vie… » (Avant-propos au ‘Gai savoir’, 2).

Frédéric Nietzsche, Le Gai savoir, Folio 1989


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