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Remadrín n'est pas loin...

Publié le 16 mai 2009 par Menear
L'œil du cyclone de L'odyssée barbare : le vol des urnes durant une élection, l'assassinat d'une foule d'opposants politique. Le reste gravite autour. Au cœur de l'œil (du cyclone) traverse ce bahut infernal qui porte à son bord les cadavres des fusillés. Remadrín, petit village magique vers où convergent les différentes intrigues du livre, est légèrement décentré par rapport à œil là, ce qui ne l'empêche pas de subir les effets du cyclone. Le mot cyclone n'est pas innocent : dans cet extrait, par exemple, on note volontiers l'importance accordée à la figure circulaire (répétition, trajectoire qui tourne en rond, digressions du narrateur qui finissent par se mordre la queue, etc.) Remadrín n'est pas loin...
A toute vitesse le bahut dut traverser le bourg exigu.
Première traversée empreinte d'imposture, à tout hasard... Les conséquences prévues – mais après avoir égrené son baratin –, pas exagérément car le chauffeur tenta de les résumer en moins d'une minute, et maintenant il fallait vraiment passer à la pratique : l'utilisation du matériel : concrètement, du micro, pour que de toute façon le message soit entendu avec ses temps forts et ses temps faibles bien fluides : compte tenu de la vitesse. En effet, s'ils roulaient lentement, les badauds auraient le temps de contempler à loisir l'amoncellement de cadavres : et horreur et soupçon inouïs. Pourquoi tous ces morts ? Qu'était-il arrivé ? Avaient-ils été assassinés par ceux qui étaient dans la cabine ? Évidence soudaine. Non pas la saine compréhension pour en tirer sur-le-champ des déductions idéales-impossibles, totalement biaisées à ce niveau, et en effet pousser d'innombrables vivats en pagaille en remerciement de l'énorme faveur accordée par cette poignée de fous serviables et le blablabla inhérent. Par conséquent il vaut mieux coucher sur le papier la mystification, sous couvert d'information, que les gens de ce petit hameau ne purent pas bien capter : « Il y a eu une sale explosion à quelques kilomètres derrière nous... On a recueilli les morts... Voyez le tas qu'on transporte... Il est impressionnant, pas vrai, puisque la benne en est remplie... Si vous voulez les regarder tranquillement, vous devez vous rendre à Remadrín, car c'est là-bas qu'on les exposera... Il ne convient pas qu'on s'arrête dans chaque ferme qu'on rencontre car c'est une perte de temps... En plus ces défunts commencent à être bien rassis... C'est-à-dire qu'on ne veut pas qu'ils pourrissent... Alors, donc, nous répétons ! Pour les reconnaître vous devez vous rendre à Remadrín... On est vraiment désolés ! Mais c'est par pur respect pour les morts que nous transportons ! Remadrín n'est pas loin : Allez, faites vite, prenez sur vous ! On sera là-bas vers trois heures de l'après-midi ! » En vagues irrégulières, circulaires, ou comme par bouffées, la diction fut un saupoudrage ingrat dit d'une voix grinçante, uniformément. Il y eut tout au plus huit pauvres badauds ébahis. Comment savoir quels purent être leur impression générale et leur désarroi. Ils se frottèrent les yeux tous les huit presque à l'unisson en voyant disparaître le bahut avec son baratin...
(...)
Comme la route de terre devenait, mètre après mètre, de plus en plus accidentée, le tangage du véhicule se faisait chaque fois plus violent et par conséquent les morts placés au-dessus s'agitaient tant et plus qu'ils semblaient ressusciter. Et voilà que – quelle pitié ! – un basculement fut capté du coin de l'œil par un des comparses qui bayait aux corneilles en fixant la lunette arrière et fut saisi de malaise ! Auparavant il tordait le cou le plus possible, comme s'il voulait échapper à ces divagations, mais dans l'instant qui suivit il conforta son impression par un « aaaaaaah ! » complété par deux phrases :
- Un cadavre est tombé ! Il faut aller le ramasser !
- Le ramasser ? Mmm... Pour quoi faire ? – le chauffeur, interrompu au moment où il le souhaitait le moins, répondit en souriant et en regardant ce qui restait à parcourir de ligne droite. En revanche, les autres en eurent l'amère confirmation en tentant de se retourner, difficilement, et c'est à peine si leurs coups d'œil en coin parvinrent à remarquer le subtil désordre régnant chez les morts du dessus, sans voir le cadavre tombé et occulté, par-dessus le marché, par la poussière épaisse soulevée par le bahut. - C'est un mort... Ne sois pas vache... Il mérite notre respect... Tu n'as rien à perdre à freiner ! contre-attaqua celui qui avait vu ce que les autres n'avaient pas vu.
- Les vautours n'ont qu'à le bouffer, répliqua, feignant l'indifférence, le chauffeur qui continuait à regarder la ligne droite, et qui ajouta, à tout hasard : C'est tout bon pour nous si des cadavres qui recouvrent les autres tombent dans le coin... J'irai même plus loin... On rend service aux vautours qui nous suivent... Ils auront leur banquet à l'arrière... Hum, bon, j'espère qu'avec ça ils ne nous suivront pas pendant un moment.
- Ça, c'est sûr, dit un autre, le plus mollasson, évidemment.
(...)
L'angoisse envahit la cabine quand le chauffeur se trompa et prit une route vers le sud, une autre à l'est, une autre au nord, et une autre à l'ouest, pour se retrouver prisonnier d'un cercle, jusque-là pas très vaste, mais qui, répété, devint vite fastidieux, et les comparses : eh bien, qu'est-ce qui se passe ? Leurs protestations susurrées poussèrent le chauffeur à emprunter un sentier de chèvres en direction – plus ou moins – du sud-ouest peut-être, d'où il déboucha sur une ligne droite spacieuse d'où on apercevait, pas très loin, Pulemania (?)... La vérification – sapristi ! - après une observation prolongée : il fallait encore s'approcher, car ce n'était pas Pulemania ? ou alors... Comment le chauffeur s'y prit-il pour savoir qu'ils arrivaient au village de Metedores ?
Une bonne fois pour toutes, on spécifie que Metedores est plus grand (hem) que Remadrín.
De même on spécifie qu'étant – pas de sarcasmes – une des municipalités les plus conventionnelles de Capila, aucun bûcher de bulletins de vote ne fut nécessaire, car celui qui devait gagner gagna, et par une confortable majorité, à savoir le candidat officiel du parti. Donc, un triomphe. Si bien que la nervosité du chauffeur et de ses comparses s'amplifia jusqu'à un dilemme crucial : comment traverser le bourg ? Risque : la vitesse. Il y avait des ralentisseurs partout. Des enfants. Des écoles primaires. La sortie agitée à cette heure : peut-être... Assurer qu'il en était ainsi : des gamineries à l'état pur ! Et par conséquent l'« allons-nous en! » assassin du chauffeur.
Le microphone, à nouveau ?
Ce serait la neuvième fois.
Réitération nonchalante, néanmoins expédiée et, même, en hachant toutes les phrases.
Fantastique, horripilant, un hurlement se prolongeait, tournant sur lui-même pour se transformer en trace s'achevant sur un embrouillamini, trace ondulante qui s'alimentait des plaintes auparavant nombreuses, touffues et terrifiantes, pour finalement irradier en vibrations et en échos superflus ; des vibrations vers l'arrière et vers l'avant, bien que la camionnette traversât le bourg tel un éclair nivéen ou une aiguille perforant en un clin d'œil des ténèbres épaisses et implacables.
Fragments audibles – comment ? – à l'excès, lisses et diffus, étant donné qu'il n'était pas très facile de conduire et de palabrer, et, par conséquent : contrôle ! Sans la moindre esquive, et par dessus le marché : accélération. Cinq ou six ralentisseurs : chocs et bondissements et – youpi !– pas de frein, mais – quelle chance ! – pas un seul mort ne tomba et il n'y eut aucun heurt – youpi ! Des rebonds à tire-larigots, très drôles – oui ! –, sans qu'on eût à parler de remettre en place les cadavres en toute hâte. Spectacle – de cirque ? – pour rire jaune ; un rire qui ne se manifesta jamais. Effectivement les habitants de ce village replié sur lui-même, honnête, guindé – sans offenser, d'avance –, étaient assez ennuyeux ; par contre, craintifs, radicalement circonspects, implorants comme personne, et avec qui sait quelle rusticité maintenue dans des limites foutrement fébriles... Alors, quel bonheur que ce camion soit rapidement parti d'ici !
Daniel Sada, L'odyssée barbare, Passage du Nord-Ouest, trad : Claude Fell, P.432-348.

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