« Ce livre où rôde la disparition » (164)
Claire Malroux, poète et traductrice, médiatrice en France
d’Emily Dickinson qu’elle traduit depuis toujours, mais aussi de Wallace
Stevens ou de Derek Walcott, n’est pas une adepte de la confidence ou de l’étalage
autobiographique. Tout au plus si dans Chambre avec vue sur l’éternité, on pouvait deviner la
femme derrière celle qui parlait d’une façon très singulière d’Emily Dickinson.
Ou trouver quelques éléments personnels au fil des poèmes du dernier livre, La Femme sans paroles, à la tonalité de « douceur
inconsolable ».
Il semble qu’ici Claire Malroux cède un peu de cette réserve, de cette
discrétion puisqu’elle choisit de donner des pages d’un journal. Journal de
travail, il faut le dire d’emblée, où les considérations sur la poésie et sur
la traduction, sur l’écriture et la lecture occupent la majeure partie des
pages. Et cela dès l’ouverture qui pose la question du poème et de « la
part irréductible de l’inconnu » (13). Mais il y a cependant, en basse
continue, approfondissement de la veine quasi testamentaire décelée dans La Femme sans paroles : « la
courroie se rompra, relier est vain » (16). Marquée par un large recours
au vocabulaire de la chute, de la descente, certains textes tentant de faire
palier (de pallier aussi la descente) ou pause, d’enrayer la chute par une
restauration de la verticalité, avec des accents qui font parfois penser au endormi, réveillé, endormi, réveillé,
misérable existence de Kafka….. On trouvera ainsi une belle observation de
la chute des feuilles en automne, « traçant de larges cercles
d’inspection » (70). Il faut de « se heurter au mur, chercher
l’ouverture, se fier à l’aventure. Tel est le processus dans lequel s’engage
tout écrivant. » (97)
Traces
Dans ce « journal » où figurent bien le jour et le mois, 18 janvier,
17 avril, mais pas l’année, des réflexions, des notes sur les livres, sur les
écrivains ou sur l’écriture côtoient des poèmes, des textes de création : l’auteur
cherche à rendre compte de « l’afflux de ce qu’[elle] draine en[elle],
dépôts qu’ont laissé ou y laissent lectures, activités présentes ou passées,
rêves, souvenirs, pulsions poétiques.» « En
lisant en écrivant », la collection de l’éditeur José Corti où paraît traces, sillons, aura rarement aussi
bien porté son nom ! C’est autour de la création littéraire, à partir
d’elle, que tout s’articule, dans « l’ombre portée de la mémoire », formulation
qui exprime l’imprégnation de la réalité quotidienne par l’expérience
antérieure : le présent est cousu d’antérieur et l’ombre portée se fait de plus en plus longue et dense au fur et à
mesure qu’on marche vers le couchant. La mémoire c’est aussi le sillon, en cette ombre portée, des figures tutélaires. Omniprésentes figures des
écrivains traduits ou lus depuis toujours, Rimbaud, Proust, les poètes
américains ou anglais, avec qui Claire Malroux partage une familiarité très
particulière due sans conteste à une longue, constante et fidèle fréquentation.
Et bien sûr, surgissant régulièrement, comme une proche, comme une amie, Emily
Dickinson, qui ne me semble pas être un double pour Claire Malroux, qui ne
s’identifie pas à elle, mais qui revient à elle, vers elle, près d’elle sans
cesse, qui entre dans sa langue, dans la translation,
en la prenant dans les bras de sa langue à elle. Une sœur bien plus plus qu’un
miroir.
L’auteur donne aussi à voir, à plusieurs reprises, un peu de sa méthode de
travail, avec notamment le passage de la méditation en prose au poème et la
ré-acclimatation de certaines pensées dans la terre autre du poème (pages 118 à
122).
Les nombreux passages consacrés à la traduction, leur retour régulier au fil
des mois, reflètent non seulement l’importance du travail de traductrice, mais attestent
aussi d’une incessante méditation sur la traduction. Ils montrent comme le
passage semble se faire, parfois presqu’imperceptiblement, entre écriture
propre et traduction, en un mouvement de balancier et d’enrichissement
réciproque : « de la confrontation entre les langues j’ai appris
ceci : le mot n’est pas unique ni univoque, le mot n’est pas solitaire, le
mot n’est pas individuel. Il est collectif. A la limite ou idéalement, il
rassemble en lui les autres » et elle ajoute un peu plus loin : « la
poésie doit être rencontre : rencontre entre les mots mais surtout avec le
vif, le caché ou l’inconnu » (124)
Réseau de relations, de rencontres, hors temps et hors espace : « je
crois fermement en la constitution de réseaux, de constellations d’écrivains et
de lecteurs qui transcendent les groupements temporaires suscités par
l’histoire » (166). « L’accent est mis sur l’échange : il s’agit
de faire se rejoindre non seulement l’intime et l’extérieur, mais tout ce qui
peut alimenter le bassin collectif » (174)
Ce livre dose très subtilement le personnel (l’intime) et le général (l’extérieur), donne à entendre une voix à la fois très personnelle mais porteuse de l’œuvre des autres, où, lectrice, traductrice, poète, Claire Malroux œuvre sans solution de continuité pour partager ce qui lui semble essentiel, alimenter le bassin collectif.
Contribution de Florence Trocmé
Claire Malroux
traces, sillons
José Corti, coll. En lisant, en écrivant, 2009
19 €
LES COMMENTAIRES (1)
posté le 21 mai à 21:45
Ce "journal" de "pulsions poétiques" me donne l'envie d'en savoir plus, de le lire donc;) Merci