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Les meilleures définitions du grand dictionnaire d'Alexandre Dumas : l'assaisonnement

Par Thierry Roussillon
Aujourd'hui, Dumas nous parle certes d'assaisonnement, mais il nous entretient surtout du chevalier d'Albignac (le roi de la vinaigrette), dont je vous laisse découvrir l'édifiante histoire.
Assaisonnement. - Nous croyons que c’est le moment
de placer ici l’histoire du chevalier d’Albignac, qui a fait
sa fortune à Londres en assaisonnant de la salade. Nous
empruntons ce récit à l’illustre philosophe auteur de la
Physiologie du goût: « M. d’Albignac était émigré et
s’était retiré à Londres. Quoique sa pitance fût fortement
restreinte par le mauvais état de ses finances, il n’en était
pas moins un jour invité à dîner dans une des plus
fameuses tavernes de Londres; il était de ceux qui ont ce
système qu’on peut bien dîner avec un seul plat, pourvu
que ce plat soit excellent. Tandis qu’il achevait un
excellent roastbeef, cinq ou six jeunes gens, des premières
familles de Londres, se régalaient à une table voisine, et
l’un d’eux, s’étant levé, s’approcha et lui dit d’un ton poli:
«Monsieur le Français, on dit que votre nation excelle
dans l’art de faire la salade; voudriez-vous nous favoriser
et en accommoder une pour nous.»
«D’Albignac y consentit après quelques hésitations,
demanda tout ce qu’il crut nécessaire pour faire le chefd’oeuvre
attendu, y mit tous ses soins, et eut le bonheur
d’y réussir.
Pendant qu’il étudiait ses doses, il répondait avec
franchise aux questions qu’on lui faisait sur sa situation
actuelle; il dit qu’il était émigré, et avoua, non sans rougir
un peu, qu’il recevait les secours du gouvernement
anglais, circonstance qui autorisa sans doute un des
jeunes gens à lui glisser dans la main un billet de cinq
livres sterling, qu’il accepta après une molle résistance.
«Il avait donné son adresse; et, à quelques temps de là,
il ne fut pas médiocrement surpris de recevoir une lettre
par laquelle on le priait, dans les termes les plus honnêtes,
de venir accommoder une salade dans un des plus beaux
hôtels de Grosvenor-square.
«D’Albignac, commençant à prévoir quelque avantage
durable, ne balança pas un instant, et arriva
ponctuellement, après s’être muni de quelques
assaisonnements nouveaux, qu’il jugea convenables pour
donner à son ouvrage un plus haut degré de perfection.
«Il avait eu le temps de songer à la besogne qu’il avait
à faire; il eut donc le bonheur de réussir encore, et reçut
pour cette fois, une gratification telle qu’il n’eût pas pu la
refuser sans se nuire.
«Les premiers jeunes gens pour qui il avait opéré
avaient, comme on peut le présumer, vanté jusqu’à
l’exagération le mérite de la salade qu’il avait assaisonnée
pour eux. La seconde compagnie fit encore plus de bruit,
de sorte que la réputation de d’Albignac s’étendit
promptement: on le désigna sous la qualification de
fashionable saladmaker; et, dans ce pays avide de
nouveautés, tout ce qu’il y avait de plus élégant dans la
capitale des trois royaumes se mourait pour une salade de
la façon du gentleman français:
I die for it, c’est l’expression consacrée.
«Désir de nonne est un feu qui dévore, Désir d’Anglaise
est cent fois pire encore.»
«D’Albignac profita en homme d’esprit de l’engouement
dont il était l’objet; bientôt il eut un carrick pour se
transporter plus vite dans les divers endroits où il était
appelé, et un domestique portant, dans un nécessaire
d’acajou, tous les ingrédients dont il avait enrichi son
répertoire tels que des vinaigres à différents parfums, des
huiles avec ou sans goût de fruit, du soya, du caviar, des
truffes, des anchois, du catchup, du jus de viande, et
même des jaunes d’oeufs, qui sont le caractère distinctif
de la mayonnaise.
«Plus tard, il fit fabriquer des nécessaires pareils, qu’il
garnit complètement et qu’il vendit par centaines.
«Enfin, en suivant avec exactitude et sagesse sa ligne
d’opération, il vint à bout de réaliser une fortune de plus
de quatre-vingt mille francs, qu’il transporta en France
quand les temps furent devenus meilleurs.
«Rentré dans sa patrie, il ne s’amusa point à briller sur
le pavé de Paris, mais s’occupa de son avenir. Il plaça
soixante mille francs dans les fonds publics, qui pour lors
étaient à cinquante pour cent, et acheta, pour vingt mille
francs, une petite gentilhommière située en Limousin, où
probablement il vit encore, content et heureux, puisqu’il
sait borner ses désirs.»

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