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Dirk Pauwels, Nightshade [/Belladone] : ceci n'est pas un strip-tease

Publié le 19 septembre 2007 par Jérôme Delatour
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Photo © Phile Deprez - Concept photo : Mathilde Geens

Conception graphique Laetitia Ballesteros

  Nightshade est la traduction anglaise de belladone, plante très toxique dont les baies noires fournissent une drogue. Administrées par gouttes sur l'oeil, elles dilatent la pupille, effet autrefois recherché par les belles italiennes (belle done) pour accroître l'envoûtement de leur regard.

J'ai de bonnes et de mauvaise nouvelles.

On commence par les bonnes ?
Le concept de Nightshade, imaginé par Dirk Pauwels, est intéressant : confronter le strip-tease à la danse contemporaine. Le nu est assez présent dans la discipline, mais généralement ressenti comme problématique, aussi bien par les chorégraphes que par le public. De plus, ce concept réunit culture "populaire" et art "savant". Le choix de ce spectacle, qui a déjà pas mal tourné à l'étranger puis en France, pour la réouverture de la Grande Halle de La Villette forme un clin d'oeil bienvenu, car cette grande dame vient à peine de jeter ses derniers voiles de restauration. La voilà maintenant plus nue que nue, s'exhibant derrière ses vitres jusqu'au squelette. La salle de spectacle est on ne peut plus sobre et dépouillée. C'est le bâtiment lui-même, sa carcasse métallique peinte en gris métallisé, les lattes du toit peintes en blanc, de larges tentures noires très simples faisant office de murs, des banquettes tendues de velours cramoisi. Dans ce grand espace, traversé d'odeurs de confiserie de fête foraine, plane quelque chose de mortuaire. A l'affiche de Nightshade, un chat très Jan Fabre, que l'on retrouve déambulant comme un gros fantôme phosphorescent sur le rideau noir de la scène. Un chat nu mais pas à poil, un monstre incongru et intrigant à la fois, comme au fond le sujet du spectacle. Une fois de plus, c'est de la Belgique que vient la nouveauté. Son riche passé culturel offre à ses artistes des trésors d'inspiration dans lesquels ils puisent avec bonheur.

Les mauvaises nouvelles maintenant.
On attendait que les sept chorégraphes rassemblés s'interrogeassent sur le statut du strip-tease : danse ou pas danse (pourquoi ne pas en faire un genre, comme le hip-hop ou la non-danse ?), et sur sa place dans nos sociétés démocratiques où, depuis quarante ans, nous nous exposons nus sur les plages. Définitivement désuet, le strip-tease ? Le texte de présentation de La Villette entend répondre d'emblée à la question, sur un ton étrangement moralisateur : le strip-tease s'est pornographié, y lit-on sous la plume du metteur en scène Pol Heyvaert, parce que la société est devenue plus dure.
Partant de bonnes intentions, sans doute, et d'une générosité un tantinet condescendante (on a mis les petits plats dans les grands : belle et grande salle, belle musique originale de bois d'Ad Cominotto, naviguant entre musique médiévale, jazz, trompes tibétaines), Nightshade aboutit en fait à une disqualification radicale du strip-tease. Ici l'on prévient que ce n'est pas une danse, et qu'il a donc fallu le chorégraphier - comme s'il n'existait pas des écoles de strip-tease, comme si les strip-teasers ne devaient pas s'inventer leur chorégraphie, bonne ou mauvaise. Là on présente les chorégraphes, en oubliant de présenter les interprètes ; or ces soloïstes sont tous strip-teasers professionnels. Préférer des strip-teasers à des danseurs est sans doute une façon de leur rendre hommage ; mais en même temps c'est une manière de montrer ce qu'ils pourraient faire si, abandonnant leur pratique basse, mécanique et alimentaire, ils acceptaient de se laisser coacher et sauver par l'Art avec un grand A. C'est en tout cas maintenir le strip-tease à sa place, chez les strip-teasers.
Le flyer de La Villette, au verso rose bonbon, prévient naïvement que le strip-tease a été dûment "débarrassé de son odeur de souffre" (sic !) Le strip-tease sans soufre, n'est-ce pas comme si le diable communiait à la messe ? Que lui reste-t-il donc après cela ? De fait, le strip-tease corrigé par l'Art ne brille ni par sa fantaisie, ni par sa sensualité, et se révèle pour le moins ennuyeux. Tout a été fait pour oublier l'ambiance des bars, et le spectateur se trouve maintenu à distance respectable et ostensible de la scène - à 6 ou 7 mètres pour le moins d'une estrade haut perchée. L'on ne peut s'empêcher de penser, encore une fois, que les artistes contemporains ont un problème avec le sexe, voire qu'ils en ont peur.


Caroline Lemaire - Alain Platel (photo © Phile Deprez)
Dans leur ensemble, les sept chorégraphes ne paraissent pas non plus avoir pris cette commande très au sérieux. La plupart a puisé dans ses habitudes pour produire son petit numéro. Vera Mantero nous ressert son regrettable Hey Dude... pour donner dans la bouffonnerie gentillette (son interprète, Delphine Clairet, reprend jusqu'aux intonations de la chorégraphe ; elle a pourtant du potentiel). Il n'y a rien à en retenir, sauf cette image de l'eau qui purifie le corps en le dévoilant. Claudia Triozzi a décalqué sa dernière chorégraphie, Up to Date : un corps plongé dans un écrin de tapisserie virtuelle (Jacques Ninio), mélange de tangkas, de taches de Rorschach et de Gustave Moreau. Couvert de cette texture colorée, le corps nu semble à peine déshabillé (bel exercice esthétique, un peu vain, hué par certains, un peu sévères tout de même). Wim Vandekeybus a fait de la vidéo. Alain Platel a rendu un véritable hommage au strip-tease. Il en a produit l'épure, la synthèse ultime, avec sa touche personnelle : le raffinement, la grâce, un glamour très années 1980. Sa superbe interprète, Caroline Lemaire, joue son rôle à la perfection. Comme les grands chefs, Platel sait que tout est dans le produit et dans la cuisson. Il ne manque à son show qu'un soupçon de folie. Je passe sur la proposition d'Eric de Volder, extrêmement pâlichonne, une fois passée la première image : une femme à terre, baignée de rouge fumée, comme dégommée par un gros calibre extra-terrestre. La seule à vraiment tirer son épingle du jeu est Caterina Sagna, qui a su en appeler aux fantasmes en jouant la carte du conte cruel (je n'en dis pas plus). Simple et efficace. Enfin, n'oublions pas Johanne Saunier et son interprète Gidi Meesters - le seul strip-teaser mâle de la soirée - qui ont réussi une performance délicate et sensible, où le strip-teaser mime son numéro, avant d'ôter l'essentiel.

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Sky van der Hoek - Caterina Sagna (photo © Phile Deprez)

Bref : une excellente idée, mais des chorégraphes en petite forme, excessivement sages qui, à tous les sens du terme, n'ont qu'à peine effeuillé leur sujet.

Pour finir, je dois remercier La Villette, au nom de la communauté des bloggeurs, de m'avoir invité dans ses murs. Cette invitation témoigne d'un véritable esprit d'ouverture aux nouvelles formes d'expression critique encore trop rare parmi les programmateurs culturels. Bravo !


♥♥♥♥♥♥ Nightshade est donné à la Grande Halle de La Villette du 18 septembre au 13 octobre 2007.

Il y a deux extraits vidéo originaux du spectacle à voir ici et là, dus au travail de notre ami Werner Sohajek, créateur de l'excellent Kulturvision.
Votez pour cette pièce pour participer au Palmarès de Scènes 2.0 !

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