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La voix de la mer

Publié le 24 mai 2009 par Menear
1928 : Virginia Woolf travaille aux Vagues (qui ne s'appellent pas encore Les vagues mais Les Éphémères). Parallèlement à l'écriture de ce livre, qui à ce moment là ne s'écrit pas encore véritablement, son journal archive l'évolution de sa vision littéraire, il enregistre comme un laboratoire les expériences qu'elle s'apprête à racler sur papier, il capte l'organisation fictive de son écriture à venir. C'est là toute la valeur des journaux d'écrivains : non pas tant de nous montrer l'envers du texte mais plutôt ses rouages, charnières et ses failles. Ce livre là n'existe pas encore, mais lentement se développe : c'est le stade du croquis, de l'esquisse, où tout se met en place sans pourtant y être. C'est en cela que ces Éphémères dont parle Woolf constituent déjà, en tant que tels, un livre fictif, un de ceux qui n'a jamais pu se trouver.
Ainsi passent les jours et je me demande quelquefois si nous ne sommes pas hypnotisés par la vie comme l'est un enfant par une boule d'argent ? Et si c'est cela vivre ? C'est très rapide, brillant, excitant, mais peut-être superficiel. J'aimerais prendre la boule dans mes mains ; la palper doucement, ronde, lisse et lourde, et la tenir ainsi, jour après jour. Je vais lire Proust, je crois, et revenir en arrière, puis repartir en avant.
Quant à mon prochain livre, je vais me retenir de l'écrire jusqu'à ce qu'il s'impose à moi ; jusqu'à ce qu'il soit lourd dans ma tête comme une poire mûre, pendante, pesante, et demandant à être cueillie juste avant qu'elle ne tombe. Les Éphémères continuent à me hanter, arrivant comme toujours, sans crier gare, entre le thé et le dîner, pendant que L. fait marcher le gramophone. J'esquisse une page ou deux, puis me contrains à m'arrêter. En vérité, je me heurte à certaines difficultés. A la gloire pour commencer. Orlando a très bien marché. Je pourrais maintenant continuer à écrire dans cette veine. Tout le monde est là pour me le conseiller. Des gens déclarent que c'est si spontané, si naturel. Et j'aimerais garder ces qualités si je le pouvais sans aliéner les autres. Mais ces qualités venaient surtout, pour une grande part, de ce que j'ignorais les autres. Elles venaient de ce que j'écrivais en m'extériorisant. Mais si j'approfondis, ne les perdrai-je pas ? Et quelle est ma position à l'égard de ce qui est intérieur et de ce qui est extérieur ? Je crois qu'une certaine liberté, un certain élan sont nécessaires. Oui, je crois que même l'extériorisation est bonne, et qu'une combinaison des deux tendances devrait être possible. L'idée m'est venue que ce que je voudrais faire maintenant, c'est saturer chaque atome. Je voudrais éliminer tout ce qui est déchet, mort et superfluité, donner le moment tout entier, avec tout ce qu'il peut inclure ! Disons que le moment est une combinaison de pensée, de sensation ; la voix de la mer. Les déchets, l'inertie, proviennent de l'inclusion d'éléments qui n'appartiennent pas au moment. C'est l'épouvantable procédé de narration du réaliste ; ce qui se passe entre le déjeuner et le dîner. Cela c'est le faux, l'irréel, la convention à l'état pur. Pourquoi admettre dans la littérature tout ce qui n'est pas la poésie, je veux dire par là, la saturation ? n'est-ce pas là le grief que je fais aux romanciers, le fait qu'ils ne choisissent pas ? Les poètes réussissent par la simplification, laissant pratiquement tout au-dehors. Moi je veux tout y mettre et cependant saturer. C'est ce que je veux tenter avec Les Éphémères. Cela doit inclure l'absurde, les faits, le sordide, mais traités en transparence.
Virginia Woolf, Journal d'un écrivain, 10/18, trad : Germaine Beaumont, P.222-223

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