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Borges: Classer avec classe

Par Fric Frac Club

# petite dérive canonique à l'Aveugle
Est classique le livre qu'une nation, un groupe de nations, ou la durée, ont décidé de lire comme si, dans ses pages, tout était délibéré, fatal, profond comme le cosmos et susceptible d'interprétations sans fin. [...] Une préférence peut bien être une superstition.
Jorge Luis Borges, « Sur les classiques», Autres inquisitions

CLASSER AVEC CLASSE (I)On connaît l'hyper-classique « certaine encyclopédie chinoise » que tout le monde cite que Foucault cite que Borges cite que Franz Khun cite qu'un encyclopédiste chinois a rédigée, intitulée Le Marché céleste des connaissances bénévoles, et qui présente une classification absolument fantaisiste (et peut-être plus prompte à dire quelque chose sur l'univers, du fait de ses écueils et bizarreries, que la langue exhaustive et mathématique de Wilkins ou de ses homologues cités aussi, au même endroit, par Borges) :

« Dans les pages lointaines de ce livre, il est écrit que les animaux se divisent en a) appartenant à l'Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s'agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, l) et caetera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches. »

Venant de Borges, spécialiste à sa manière de l'insinuation et du biaisement, on pourrait largement accepter que cette taxinomie animalière ait été écrite dans un sens bien précis : prendre les animaux pour des livres, et les catégories encyclopédiques pour des rayons de bibliothèque – il s'agit toujours chez lui de mettre la littérature au premier plan, et les divers règnes de sa faune si diverse et difficile à inventorier. Peut-être la défiance régulière de Borges envers toute proposition philosophique totalisante et autoritaire l'a-t-il poussé à cette nouvelle fantaisie, lui permettant d'équilibrer le très sérieux vertige métaphysique et néanmoins imaginaire de sa Bibliothèque de Babel. Son invention (au sens où Colomb invente l'Amérique) permet de plonger dans la plus ancienne culture (chinoiserie borgésienne) et de retirer pour nos jours une manière nouvelle de trier les cartons mentaux. C'est un peu ça la modernité, faire du neuf avec du vieux, ou bien encore l'inverse, faire du vieux avec du neuf : croyait-on seulement qu'il avait cité cette vieillerie trouvée on ne sait où, qu'il nous apparaît ensuite qu'il en est l'inventeur (Borges, c'est Ménard, en fait). Une notice consacrée à « La langue analytique de John Wilkins » ne nous apprend rien sur la véracité des sources de Borges – il s'agit de l'article de Borges d'où est tirée cette classification (Autres inquisitions, édition de La Pléiade de ses oeuvres – rare, car épuisée aujourd'hui, ce qui découragera d'avance le lecteur éventuel de cette note d'aller corroborer mes palabres).
Mais enfin, le canon littéraire est tel que nous lui devons bien une toute vénérable confiance.
CLASSER AVEC CLASSE (I)Il n'aura jamais cessé de jouer au chat et à la souris avec le lecteur, le pointant très précisément du fût ironique et inquisiteur de son revolver rhétorique, menaçant l'orgueil de celui-ci de n'avoir pas lu ou relu tel Shakespeare ou tel Dante, tel Edda ou telle Odyssée, et bien encore tel auteur a priori mineur qui de fait semble passer au premier plan de la Bibliothèque (que d'autres appellent... l'Univers, je le rappelle). Alors que Monteroso avait déjà sérieusement entamé l'ego du lecteur avec sa petite & salvatrice pique, je poursuis, hanté, la dérive qui n'est cependant et de loin pas née d'hier, avec ce spectre borgésien accroché à mes épaules. Le plus anglais des argentins me rend plus argentin que je ne suis (j'aurai pu l'être, si un aïeul italien au siècle dernier avait préféré l'eldorado argentin aux forêts suisses et alsaciennes qui nécessitaient leur quota de bûcherons – et puis c'était moins loin pour rentrer au village, de temps à autre), et impose son écrasante présence au point que je dois moi-même souffrir du complexe de ce qu'une bonne partie de la littérature argentine (et mondiale) qui se veut un tant soit peu moderne souffre : que faire après Borges.
Et donc, bien sûr, ce syndrome n'étant pas spécifiquement contemporain, que faire après Shakespeare, Dante, les Eddas et L'Odyssée.
Que faire après.
Je crois que Borges nous dit qu'il faut faire avec (ah ! avec toute l'ambiguïté que cette expression peut porter) :

« je crois qu'un livre classique est un livre que nous lisons d'une certaine façon. C'est-à-dire que ce n'est pas un livre écrit d'une certaine façon, mais lu d'une certaine façon. [...] Un livre classique est un livre lu d'une certaine manière. »
Borges en dialogues, J. L. Borges et O. Ferrari, 10/18

voire faire dans, dedans, à l'intérieur :

« dans le cas d'un sonnet, par exemple, on devient ce qu'était l'auteur quand il l'a rédigé, ou quand il l'a imaginé. C'est-à-dire que, au moment où nous disons : "Poudre seront, mais poudre énamourée", nous sommes Quevedo, ou nous sommes quelque latin – Properce – inspirateur de Quevedo. »op. cit.

La pénétration d'un classique – cette « certaine » lecture dont il parle juste avant – doit permettre de traverser le temps, d'y voyager littéralement dans les deux sens, la temporalité devenant matière malléable pour le lecteur, support ou medium avec lequel construire ce qui ne semble pas simplement donné, ce qui n'est pas simplement donné.
Pas contre, pas pour, ni selon ou en en faisant abstraction, mais : le passé mené à notre présent, et notre futur à ce qui est là. L'Eternité, l'une des principales obsessions de Borges, paraît chez lui non pas faire partie d'une idéologie, d'une croyance ou d'un mode de vie (rien de religieux ou politique, par exemple, si l’on considère, s'agissant de ces... faits, de réalité), mais bien une indispensable fiction qui permet de saisir le fugace, qui indéniablement nous construit en tant que lecteur. Un esthétique, en fin de compte ; le rapport, la relation éternité-fugacité comme essence d'une esthétique. Son canon aurait plus à voir avec une pratique fixatrice du fugace dans l’éternité, ou comme fuite de l'éternité dans le fugace. Et comme pratique, elle est évidemment toujours en développement.
Canon mobile en exercice.


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