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Le jardin potager, où l’arrière goût agréable d’un plat exécrable

Par Junkofrantic

Jusqu’à ce que mon père bêle « tu vas me rendre chèvre ! », je répétais « c’est quand qu’on arrive ?… Oui, pardon : quand est-ce qu’on arrive ? ». Pourtant, je reconnaissais le moment où nous arrivions… La route pleine de virages où, livide, je suppliais « si vous ne mettez pas de la musique, je vais vomir… Non, pas les gens qui parlent à la radio, il me faut de la musique » était le premier indice, juste avant les champs de vigne, et enfin les dos d’ânes ridiculement nombreux du lotissement. A partir de l’instant où j’ai su compter jusqu’à quinze, je savais que la maison surgirait, après le douzième ralentisseur, très haute, bien au-dessus du portail blanc.
Quand je mesurais moins d’un mètre quarante cinq, ma mère me demandait d’aller l’ouvrir, parce que ce rituel me faisait plaisir. Je m’empressais de claquer la portière. J’étais fière de ma mission : soulever le loquet, pousser la grille blanche, afin de laisser place à la voiture de mes parents. On est fier de fort peu de chose quand on est enfant. Après le passage du véhicule, je verrouillais l’entrée, puis grimpais en courant la grande pente goudronnée, bordée d’hortensias, celle qui m’a marquée à vie d’une infime cicatrice au bord de l’œil.

Mes grands-parents, en maillots de bain, nous attendaient sur le bord de la terrasse. Lui et son gros ventre dur, elle et ses jambes parcheminées de varices bleutées. Ma mère, avec sa distinction habituelle, hurlait « pipi ! » en se jetant vers la porte du fond ; mon grand-père maternel posait à mon père les questions d’usage : « pas trop fatigué ? Ça roulait bien ? Pas d’embouteillage ? T’as pris des raccourcis ?… » ; tandis que ma grand-mère répétait « bon qu’est-ce que je vous sers ? Toujours au pastis ? ». Puis elle me chuchotait : « monte tes affaires dans ta chambre et en redescendant, prends des trucs à grignoter dans le bar ».

Je gravissais les escaliers extérieurs quatre à quatre. La porte du premier étage était vaguement inquiétante, à cause de sa poignée tarabiscotée, d’un angelot noir dont l’aile gauche était arrachée, et d’un carillon recouvert d’une toile d’araignée. Le couloir aussi me faisait un petit peu peur : sur les murs trônaient des fusils de chasse, et des têtes d’animaux à longues cornes. Ma chambre n’était guère plus rassurante, à cause de ce papier peint sur lequel je voyais des diables, même si tout le monde m’assurait qu’il s’agissait de bouquets de fleurs… L’ensemble formait un visage au menton pointu avec deux cornes : un diable, sans aucun doute, de multiples diables puisque ces motifs tapissaient tous les murs. Et puis ma grand-mère gardait tout ce que j’avais un jour possédé, y compris des objets qui m’étaient étrangers : une tétine cabossée, un berceau rouillé… Un musée qui permettait à chaque parent de se remémorer des souvenirs qui ne m’appartenaient plus « tu te rappelles quand… » J’étais d’autant plus perplexe et mal à l’aise que je percevais leur affection devant cette étrangère que j’étais censée être. Mais ma grand-mère était tellement fière en m’annonçant tous les ans : « tu vas retrouver ta chambre intacte, tu vas voir je n’ai rien jeté » que je me sentais obligée de la remercier, alors je répondais « merci mamie », sans oser lui avouer que je ne me sentais pas chez moi dans cette chambre, précisément à cause de tous ces objets qui m’avaient appartenu.

En revanche, le bar, je l’aimais. C’était un large comptoir, devant lequel s’alignaient solennellement des tabourets. Quand je me hissais péniblement dessus, mes pieds ne touchaient plus le carrelage. Cependant, je m’amusais surtout derrière le comptoir. Les boissons alcoolisées ne m’intéressaient pas en ce temps là, mais il y avait tellement de bouteilles aux formes étranges et aux couleurs variées… Comme on joue à la marchande, je jouais à la barmaid. Je faisais semblant de verser des bouteilles dans des verres aux formes toutes aussi curieuses pour les servir à l’assemblée de tabourets. Pourtant, je n’ai jamais vu mes grands-parents se servir de ce bar, à part pour y piocher chips et bouteilles qui finissaient sur la table du salon, mais j’avais vu beaucoup de westerns… A défaut de comprendre clairement ces films, je savais que les comptoirs des saloons étaient animés ; d’ailleurs, j’avais réclamé un costume de cow-boy que je revêtais souvent derrière le comptoir. En général, quand ma grand-mère m’envoyait chercher des « trucs à grignoter » (deuxième placard sous le comptoir, près du petit frigo), il fallait qu’elle m’appelle d’en bas, de dessous la tonnelle de la minuscule véranda étouffante « Chérie ? Tu t’es perdue ? » Alors j’abandonnais le bar, le temps de remplir ma mission.

Non, je ne me lancerai pas dans l’énumération de mes journées là-bas, elles représenteraient au moins un tiers du gros premier tome de mon autobiographie, sachant la regrettable capacité que j’ai à étendre lascivement les lignes. Je me contenterai de quelques clichés : le congélateur plein de glaces, la course avec mon grand-père pour boire de mauvaises soupes grasses et fades (moyen efficace de me faire manger ce que je détestais), le pistou que je pilais maladroitement au point d’avoir les doigts verts, la bouillabaisse dans la grande marmite devant laquelle mon grand-père posait fièrement… Ou encore, la piscine pour faire des galipettes en avant et en arrière, se prendre pour un poirier qui ressemblait plus à la tour de Pise qu’à un arbre les mains difficilement plaquées sur le sol, les allers-retours avec les jambes croisées pour jouer à la sirène, et le plaisir de renverser mes parents sitôt qu’ils montaient sur le matelas pneumatique… Sans parler de la vieille balançoire, entre le basilique et le romarin, au-dessous du figuier, là où il y avait tant d’odeurs provençales qu’il m’arrivait d’avoir la nausée, et le Luna Park évidemment… Enfin, il y avait le « jardin potager », que soulignait ma grand-mère peu après m’avoir parlé de ma chambre figée dans le temps depuis ma naissance : « il y a toujours ton jardin potager, tu devrais l’arroser ». Il m’était aussi inconnu que ma chambre dans le sens où l’une et l’autre dataient d’une époque inconnue.

En fait « le jardin potager » faisait deux mètres sur un, de quoi étaler un framboisier et quelques fraises. J’ai une image de lui, pas une photo, un souvenir, un seul : une terre sèche, fissurée, des framboises qui se décrochent sans effort, comme s’il suffisait d’inspirer pour les saisir et mon grand-père, dans son short vert qui dévoile la cicatrice de son cancer de la prostate, une main triturant sa moustache à la Brassens (il ressemblait à Brassens d’ailleurs, tout le monde le lui répétait). Je ne sais pas à quel moment j’ai oublié l’origine de ce jardin, mais je me souviens d’avoir fait semblant de le reconnaître tous les ans, uniquement parce que mon grand-père adoré était impliqué dans sa création comme dans son entretien. Assez rapidement, j’ai compris que lui et moi nous avions permis à ces fruits de naître, sans doute à une époque où ma tête était à la hauteur de ses genoux, à cet âge où les enfants sont contents d’entretenir un jardin, paraît-il. Depuis, chaque année, pépé et moi allions arroser notre modeste petit morceau de terrain, et récolter des framboises et des fraises dans des bols de faïence. J’avais assimilé le fait que ce morceau de terrain m’appartenait, mais je me sentais bien plus responsable de la balançoire, de la piscine ou du bar… A vrai dire, si mes grands-parents avaient déraciné le framboisier, je ne m’en serais pas aperçue. Néanmoins, de toute évidence, ils l’avaient gardé en mon honneur donc je prenais un air joyeusement reconnaissant, mais avec les années, il me paraissait de plus en plus petit, de plus en plus inutile.

Avec les années tout est devenu vain d’ailleurs. Sur la banquette arrière de la voiture, le casque du « discman » sur les oreilles, perdue dans les chansons du deuxième album des Cranberries, je ne comptais plus les ralentisseurs et je fermais les yeux devant le portail blanc afin que ma mère aille l’ouvrir sans rien me demander : c’était trop fatiguant de monter la pente goudronnée. Les diables du papier peint de ma chambre étaient devenus des bouquets de fleurs alors la pièce n’était plus angoissante, mais elle n’en était pas moins hideuse et trop remplie. Lorsque le soleil dessinait des rectangles jaunes sur les rideaux orange, j’essayais de me rendormir jusqu’à midi, pour raccourcir l’ennuyeuse journée qui s’annonçait. Le congélateur rempli de glaces était mon ennemi et ma grand-mère une sorcière qui voulait me faire engraisser, comme celle d’”Hansel et Gretel”, depuis que la puberté m’avait fait prendre beaucoup trop de kilos. Dans la piscine, je ne faisais que des longueurs de brasse en comptant mes inspirations, comme si je souhaitais avaler l’écoulement du temps. La balançoire était cassée, et mon grand-père malade n’avait même pas assez de force pour m’accompagner au jardin potager… Alors j’invitais mes amies normandes à passer leurs vacances chez mes grands-parents afin de ne pas périr d’ennui, il m’était facile de les attirer : « c’est à côté de St-Tropez, le ciel est bleu, il y a du soleil et une piscine ». Elles accouraient. Nous fumions une cigarette en cachette pour rendre nos journées un minimum excitantes, entre un épisode de Daria sur MTV et une partie de Rami avec les vieux… Dans cette maison, je rayais les jours sur le calendrier, pour avoir au moins la preuve matérielle qu’ils se terminaient, tant ils se ressemblaient, indéfiniment.

Maintenant, il me semble que j’ai perdu ma famille en quittant cette maison… Ce n’est pas tout à fait vrai, le séisme s’est produit dés la mort de mon grand-père paternel, mais j’étais trop jeune encore pour avoir mémorisé les visages de mes tantes, de mes oncles, de mes cousins paternels. En revanche, quand mon grand-père maternel est mort, je venais d’avoir 24 ans. Ma grand-mère a déménagé dans un petit appartement après s’être brouillée avec la famille de son mari, du moins celle qui ne s’était pas encore éteinte. Désormais, plus rien ne m’appartient chez elle, de toute façon elle n’a même pas assez de place pour m’héberger. J’avais quitté mes parents plusieurs années auparavant, mais j’ai appris le décès de mon grand-père peu après m’être installée à Lyon, sans savoir concrètement qu’à partir de ce départ, je verrai mes parents à Noël et en été, ma grand-mère un jour par an. Dans l’ancienne maison de mes grands-parents, j’ai vécu 23 noëls, je me souviens de grandes tables et de plusieurs personnes même si leurs visages s’effacent… Désormais, à Noël, nous sommes trois, moi y compris. En fait, j’ai l’impression qu’à partir du moment où cette maison a appartenu à un inconnu, je suis devenue adulte et autonome.

Au téléphone, j’écoute encore une fois ma grand-mère me parler de ce qu’est devenue cette maison. Mes grands-parents ont passé leur vie de prolétaires à économiser pour pouvoir la faire construire selon leurs rêves… Même si elle était trop grande et trop isolée pour une vieille dame infirme, ma grand-mère la regrette puisque tous les jours, elle passe devant en voiture, s’arrête devant le portail blanc, avant de me faire le compte-rendu des changements : « ils ont détruits le garage, ajouté une autre véranda, déraciné le figuier, mis un terrain pour jouer à la pétanque à la place du jardin… » Elle n’a que deux raisons de sortir de chez elle désormais : se rendre sur la tombe de mon grand-père, l’entretenir et lui parler, puis observer cette maison. Ensuite, accablée, elle me raconte ce que mon grand-père lui a dit de l’au-delà et m’énumère le massacre que les nouveaux propriétaires font subir à cette maison. Parfois, les deux discours se mélangent, comme par hasard. Je lui dis malgré moi « arrête de te faire du mal, n’y va pas », mais je pense qu’elle ne vit plus que pour assister à cette ruine. A moins qu’elle n’espère chaque jour, retrouver soudain la maison telle qu’elle était, et mon grand-père en maillot de bain au bord de la terrasse… Je ne sais pas. En tout cas, elle me fait penser à un amputé qui gratterait son membre fantôme jusqu’au sang, à s’en écorcher vif.
Cependant hier, en écoutant son discours à peu près semblable à celui de la semaine précédente, je lui ai soudain demandé : « et le jardin potager, ils l’ont gardé ? » A dire vrai, j’avais oublié son existence… J’étais étonnée par ma question après l’avoir posée, comme si elle provenait de quelqu’un d’autre. Ma grand-mère, surprise, est restée silencieuse quelques secondes, à tel point que je m’apprêtais à lui expliquer « tu sais le jardin potager avec pépé », mais elle a soufflé : « tu te souviens du jardin potager ! » Elle avait l’air tellement contente que je lui ai dit : « oui bien sûr, et aussi de ma chambre et… » J’ai énuméré certains des souvenirs qui précèdent. Avec son accent niçois, elle a expiré « tu n’imagines pas comme ça me fait plaisir que tu t’en souviennes ! » Si, je l’ai senti, même si je ne me l’explique pas…

Après, j’ai su d’où m’est venu ce souvenir… Dimanche dernier, je rentrais chez moi alors que l’été s’était abattu sur la ville, 37 degrés sur les pentes de la Croix Rousse… Les fenêtres des immeubles étaient ouvertes et j’apercevais des vêtements qui séchaient, un pan d’une chambre… En Provence, les gens connaissent la chaleur et savent qu’il faut l’empêcher de pénétrer dans les maisons, contrairement aux Lyonnais qui l’accueillent tout en s’en plaignant. Cependant, il y avait cette indolence, cette torpeur, et ces appartements d’où s’échappent des bruits (voix, musique, télévision) particulièrement forts à causes des rues désertées… quelque chose qui m’a rappelé mon village natal ; l’odeur poussiéreuse et âcre, un peu piquante, des corps et des pollens peut-être aussi. Du coin d’une rue, une maman expliquait à une autre : « mon petit a planté quelques radis, il était ravi, les enfants ça adore jardiner… » Oui, je crois que c’est cette atmosphère dans son ensemble qui m’a ramenée là-bas, là où je n’ai plus ni maison ni famille, là où je n’irais sans doute plus en réalité.
Je n’ai jamais ressenti la moindre nostalgie pour cette époque… Pour l’Afrique si, mais pas pour la Provence, précisément à cause de sa fixité : le soleil brûlant, le ciel comme un plafond peint d’un bleu beaucoup trop uniforme, les herbes jaunies et les forêts desséchées partiellement brûlées… L’été n’en finissait pas, et rien ne se renouvelait, dans la maison comme dans le jardin potager. J’en étais arrivée à haïr cet endroit parce que j’étais désespérément certaine qu’il était éternel ; depuis qu’il a disparu, moi aussi je le regrette, au moins un tout petit peu, de manière contradictoire, comme s’il restait sur ma langue un arrière goût agréable d’un plat exécrable.


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