En 2007, Ariane Dreyfus avait proposé à Poezibao un premier chantier de poème, où elle donnait à voir, quasiment pas à pas, le travail d’élaboration d’un texte. Il se trouve qu’elle est revenue un an plus tard sur ce poème et qu’elle l’a sensiblement remanié. Plutôt que de remplacer l’ancien article, Poezibao préfère publier ce nouveau document, la comparaison entre les deux états se révélant, elle aussi, riche d’enseignements
« Un chantier de poème »
par Ariane Dreyfus
Un dimanche de janvier 2007, enthousiasmée par le film Hors-jeu de Panahi, je me sens une
admiration et connivence pleines d’énergie qui sont un état propice au poème. J’en
commence donc un. La dédicace me vient spontanément, pleine de tendre
gratitude.
Mais curieusement, alors que j’ai été surtout touchée par la jeune fille en
casquette, très vite je réalise que le mot « casquette » ne donnera
rien ou que des fausses pistes. Je le remplace par « tchador », qui d’une
séquence me rappelle un effet visuel saisissant, celui où l’une des jeunes
filles remet son tchador pour être reconnue par un homme de sa connaissance qui
ne l’a jamais vue autrement. Paradoxalement, elle en devient très belle. Elle
le garde tout le reste du film, sans rien perdre de son ouverture momentanée au
monde (toutes ces jeunes filles se sont déguisées pour assister clandestinement
à un match de foot).
Je veux communiquer à mon poème cet espoir fou, mais vital, ce dynamisme aussi
des personnages et de la mise en scène, qui associe extraordinairement art de
la comédie toujours surprenante et sens de la fable.
à Jafar Panahi
cinéaste lumineux
La petite au front
barré par la casquette
Vigoureuse, la petite au front barré par le tchador passe de la maison à la
rue sort
Elle respire en marchant vite en marchant et vite.
Le noir est puissant et tranchant, mais qui peut croire qu’elle ne vit
pas ?
Ce qui est difficile
Tend le cœur en balle dure
Qui rebondit sur les parois
Qui rebondit
Mais qui peut croire
qu’elle ne vit pas ?
Ce qui est difficile
Je suis assez satisfaite de cette sensation de combat sans répit et acharné, donnée par la vision du front (impression d’une enfant butée malgré l’obéissance apparente) comme lancé contre le noir, couleur que j’ai dotée d’attributs d’arme pour suggérer la violence de cet univers. L’image du cœur transformé en balle est elle aussi batailleuse : la balle semble se cogner car enfermée, mais le rebondissement répété ne va-t-il pas ouvrir une brèche à force ? De plus, ce poème devant s’insérer dans un recueil ayant le cirque pour unité thématique [1], la balle me convient très bien. Toutefois, devant le mot « cœur », j’hésiterai entre le verbe « tend » et le verbe « forme », pour finalement résoudre mon hésitation en « tord », qui ajoute de l’amertume. On verra aussi dans la dernière version que le verbe « sortir », le verbe qui m’obsède et m’a souvent fait réécrire Le petit Poucet, dont ce poème est encore une réécriture sans doute, sera finalement remplacé par son antonyme : « rentre », qui m’a semblé plus vraisemblable vu le mouvement de s’asseoir que j’attribue ensuite à mon personnage. Disparaîtra tout à fait le passage « mais qui peut croire qu’elle ne vit pas ? / Ce qui est difficile » pour contrer ma tendance moralisatrice. D’ailleurs il ne s’agit pas de préconiser explicitement l’énergie de la résistance, mais de la faire sentir, de la communiquer au cœur du lecteur. Je transforme les deux premiers vers, courts, en un seul vers qui s’étire, pour casser un moule trop carré, trop « petit poème bien léché », le casser par le prosaïsme, en hémorragie vers le réel. Et on sent par cet étirement la persévérance qu’il lui faut pour continuer,y compris les gestes les plus élémentaires. Je supprime en outre le qualificatif « vigoureuse », qui dit platement ce qu’il faudrait plutôt faire ressentir, et la désignation « la petite », trop souvent utilisée par moi ailleurs. D’où ce nouveau début :
Le front barré par le
tchador elle rentre en respirant, en marchant même vite.
Le noir est puissant et tranchant
Mais le cœur peut se tordre
En balle dure
Qui rebondit contre les parois
Qui rebondit.
lire la suite en cliquant sur la suite de note
Mais plus tard, une fois tout le poème fini, (cf plus bas), j’aurai des doutes sur cette image de la balle, malgré la séduction qu’elle exerce sur moi. Image facile, très artificielle, (tant pis pour le cirque !), et faisant de l’ensemble un bric-à-brac qui détruit toute émotion. Ce n’est en fait pas une image organique au poème, ni un véritable détail concret. Je viens justement de lire dans une critique de film : « Ce sont les détails concrets qui font toute la différence ». C’est particulièrement vrai des poèmes. J’abandonne donc tout à fait cette métaphore, au profit d’une mise en espace du personnage. Pour cela, je choisis l’expression « la petite cour », qui présente le double avantage d’une part d’offrir un lieu délimité, or je veux insérer ce texte dans une partie du livre intitulée « Tableaux dans le cadre », et d’autre part de suggérer un lieu du dedans qui est aussi un lieu du dehors, car l’ambivalence enfermement/sortie constitue toute la tension du poème. J’aboutis à cette strophe :
Le front barré par le
tchador elle rentre en respirant, en marchant même vite.
Le noir est puissant et tranchant
Mais le cœur peut se tordre assez
Pour commander aux jambes, aux bras,
A tout le corps qui s’assoie brusquement
Dans la petite cour.
Il me faut maintenant installer un élément supplémentaire
pour complexifier le poème. Le soleil s’impose.
Comme on le voit dans la dédicace, j’ai été touchée par cette capacité du
cinéaste, dans ce film bien plus que dans le terrifiant Le cercle qui traite de la prostitution féminine, à mettre malgré
tout ces femmes au soleil, à le leur donner, ce soleil fait pour tous. (Même si
« lumineux » dans cette
dédicace est aussi à comprendre au sens figuré, ce cinéaste ayant une
intelligence exemplaire du scénario et de la mise en scène, car il y mêle
subtilement dimension allégorique et attention au vivant). J’introduis donc le
personnage du soleil, sorte de double du cinéaste à plusieurs niveaux. On verra
toutefois que si le soleil est de plus en plus personnifié, il l’est de façon
de plus en plus indécidable : un discours trop explicite risquant de le
vider de toute réelle présence. Je finirai même par enlever « Complice sans mains et sans visage »,
vers bien lourd, manquant totalement de naturel, contrairement à l’expression
par lequel je le remplace : « Pour
le souvenir », expression qui a l’évidence des expressions courantes
et est en même temps énigmatique mais pas hermétique, expression parfaite donc.
C’est gagné pour le soleil : il est bien là avec mon personnage.
Autre image associée très vite à celle du soleil, celle de la jeune fille
envisagée en « statue échappée ». Je tente beaucoup de choses avec cette
image, car elle est visuellement très juste, mais elle fait trop joli, tirant
même le poème jusqu’au « charme et mystère des femmes orientales »,
ce que je trouve moralement inacceptable. J’y renonce.
Par contre je continue à travailler la présence physique du soleil, essayant
même de lui associer un paysage d’eau et d’arbre. Mais là encore, je tombe vite
dans le chromo exotique, la sensualité facile. Ce que je voudrais, c’est faire
sentir que cette fille étant vivante rien alors ne pourrait empêcher des
contacts sensoriels avec l’extérieur, même de façon infime ou détournée. Mais
je ne sais par quel biais suggérer cela. Et puis un jour, je ne sais plus à
partir de quoi, une expression vient à mon esprit : « eau langoureuse ». Me plaît l’idée
d’utiliser un adjectif encore jamais employé par moi. Casse-cou certes, pour
quelqu’un qui fuit le « poétique », mais il y a une telle incongruité
à l’employer que je la ressens comme une détermination un peu folle, et c’est
justement ce que je veux faire ressentir. Le poème me paraîtra définitivement
sauvé quand j’aurai l’idée de parler de « l’humidité sur le tissu »,
qui cadre bien les choses dans un univers absolument pas idéalisé. La dernière
phrase me vient elle aussi comme par chance, sans que je la cherche, dans
l’élan. Elle me conduit à sacrifier un passage que j’aime beaucoup, « Même en se cognant la joue, / On attrape
toujours un peu du monde », car il résume sous forme sensible mon
argument, mais je ne veux pas déjà dire le mot « monde », afin de
préserver la force de son apparition finale. L’expression qui clôt le texte, « les yeux des filles », me donne le
frisson, par un gros plan soudain sur une armée en marche, et j’aime l’écho
retourné qu’il fait au « front barré ».
Comme on le verra, cette deuxième partie du poème a été plus laborieuse que la
première :
Toute couverte elle
bouge
Souple statue échappée
Que seul le soleil
Dessine
………………………………………………
Souple statue
échappée,
Encore recouverte elle bouge, elle va au soleil
Qui la dessine avant de la toucher
Qui la dessine plus
qu’il la touche
Ses
yeux à elle
S’ouvrent en
même temps qu’ils sont loinSont forts
aussi,
comme des mains ce sont ses mains
Quand elle est
dehors.
Même
en se cognant la joue,
On attrape toujours
un peu du monde.
Trébuchez, sachez
imaginer
Que pour les pierres aussi c’est difficileSouvenez-vous que vous avez des jambes
Faites autant pour la route que pour l’amour.
………………………………………………
Sur les murs il y a
aussi le soleil qui s’appuie
Et pas à pas dessineVide et toujours chaud
Compagnon sans mains et sans visage
De la souple statue échappée
Où passe la souple statue échappée
………………………………………………
Sur
les murs le soleil s’appuie plutôt
Vide et toujours
chaudOù est la peau de la femme
Près de l’eau ou de l’arbre ?
La souple statue
échappée n’a même pas de mains
………………………………………………
Sur
les murs le soleil s’appuie
Elle non
Sans se montrer,
elle plonge le bras dans l’eau langoureuse
………………………………………………
Complice
sans mains et sans visage
Voilà le soleil qui s’appuie sur un mur.
S’arrêtant Dénouée elle aussi, elle plonge le bras dans l’eau
langoureuse
Pas une seconde sans une rencontreIl y a davantage de lumière
Chaque jour il y a au moins une rencontre
Et pas un jour sans une rencontre
Gardée comme l’humidité sur le tissu
Le monde se verra, il recule aussi peu que les yeux des filles.
………………………………………………
Pour le souvenir
Le soleil s’appuie sur un mur
Complice sans mains et sans visage.
Dénouée, elle plonge
le bras dans l’eau langoureuse. Elle mélange l’ombre avec la lumière et
chantonnant, elle mélange l’air et la voix.
Que
croyez-vous ? Cela, aussi
Pas un jour sans
une rencontre
Gardée comme l’humidité sur le tissu
Le monde on verra, il recule aussi peu que les yeux des filles.
………………………………………………
Ce qui, dans un premier temps, donne cette version que je crois définitive :
à
Jafar Panahi
cinéaste lumineux
Le front barré par le
tchador elle rentre en respirant, en marchant même vite.
Le noir est puissant et tranchant
Mais le cœur peut se tordre assez
Pour commander aux jambes, aux bras,
A tout le corps qui s’assoie brusquement
Dans la petite cour.
Pour le souvenir,
Le soleil s’appuie sur un mur.
Dénouée, elle plonge
le bras dans l’eau langoureuse.
Que croyez-vous ? Cela, aussi.
Pas un jour sans
une rencontre,
Gardée comme l’humidité sur le tissu.
Le monde on verra, il recule aussi peu que les yeux des filles.
Tout ceci a eu lieu du 17 au 31 avril 2007.
Un an plus tard environ, à part le vers final, le poème me
semble à nouveau très insuffisant, essentiellement plein de mollesse, de
circonvolutions. Où est passée l’obstination de cette jeune fille, cette façon
d’affirmer son être dans un espace pourtant largement contraignant et même
hostile ?
J’entreprends de retravailler le texte pour lui insuffler plus de brusquerie.
D’abord je place en premier vers le plus incisif, tant dans son propos que dans
son rythme : « Le noir est
puissant et tranchant ». En détachant du tchador cette couleur j’en
fais une entité autonome, avec une puissance inquiétante plus fidèle à l’effet
que ce vêtement de cauchemar produit sur moi, à cause de ce qu’il signifie de
vie opprimée, et menacée. Puis j’installe des blancs dans cette première
partie, et j’élague. Décrivant la démarche de cette jeune fille, je remplace
ses bras par ses pieds, pour davantage de lourdeur– on passe des jambes aux pieds, puis des
pieds au sol – pour que s’asseoir soit aussi violent qu’une chute qu’on
décide ; et ce mouvement maussade, ce n’est plus « tout le corps », mais « elle toute » qui le produit, je
veux tellement qu’elle existe, sa volonté brandie en elle. Sans le dire, je
veux qu’on sente qu’elle ne sourit pas :
Le noir est puissant et tranchant
Le front barré par le
tchador
Elle marche vraiment vite
Et le cœur peut se
tordre assez
Pour commander aux jambes et aux pieds,
A elle toute qui s’assoit brusquement
Dans la petite cour.
La suite change moins, je raccourcis certains vers pour moins de fluidité, de douceur. Mais surtout, en passant de « Le soleil » à « Soleil », j’ai la joie d’arriver enfin à faire de lui un être quasi masculin, et donc vraiment rencontré malgré les interdits ! Il devient même un vrai « lui », au cœur de tout un réseau de mots contenant l’assonance en [i], réseau souterrain mais obtenu, maintenu :
Pour le souvenir,
Soleil s’appuie sur un mur.
Devant lui,
Elle plonge le bras dans l’eau langoureuse.
Que croyez-vous ?
Cela, aussi.
Pas un jour sans une rencontre
Gardée comme l’humidité sur le tissu.
Ce n’est qu’après tout ce chemin que je trouve enfin le titre de ce poème, où se disent à la fois l’enjeu et le moyen d’y parvenir :
LEFÉMININ
(enrésistant)
à Jafar Panahi
cinéaste lumineux
Le noir est puissant et tranchant
Le front barré par le
tchador
Elle marche vraiment vite
Et le cœur peut se
tordre assez
Pour commander aux jambes et aux pieds,
A elle toute qui s’assoit brusquement
Dans la petite cour.
Pour le souvenir,
Soleil s’appuie sur un mur.
Devant lui,
Elle plonge le bras dans l’eau langoureuse.
Que croyez-vous ?
Cela, aussi.
Pas un jour sans une rencontre
Gardée comme l’humidité sur le tissu.
Le monde on verra, il recule aussi peu que les yeux des filles.
©Ariane Dreyfus
[1]La terre voudrait recommencer