C'était ma première rencontre avec Meg Stuart. Je ressens toujours une inquiétude à découvrir un nouvel artiste : saura-t-il me parler, parviendrai-je à
l'entendre ? Ce soir, la rencontre s'est faite.
Do Animals Cry est d'abord une grande fresque du vide contemporain. Elle commence dans la pénombre, en soirée pyjama. Cinq adultes, gentils, pas vraiment méchants, même un peu cons-cons, qu'on
a envie d'aimer, destinés à mourir dans pas longtemps. Des occidentaux hébétés de base (individuellement inoffensifs, collectivement responsables d'Abu Ghraib ou de Guantanamo). En un mot nous.
Suit un petit-déj, puis une succession de tableaux de la vie ordinaire.
Ces individus paraîtraient normaux si Meg Stuart ne s'attachait à l'autre face de leur réalité, ces minutes d'ineffable mélancolie où l'individu lambda se sent submergé par les siècles. Alors
l'éternité, tapie dans les interstices du banal, le saisit ; l'excès de civilisation le laisse démuni, plus que jamais enfant, transi d'interrogations irrésolues, insolublement seul dans sa course
aux chimères ; traversé par le désir et cette folie latente, d'entre les secondes, invisible à l'oeil nu de la comédie humaine, qui fait de nous des êtres dignes, capables d'amour et de
compassion.
C'est quand survient la figure du Christ que l'on comprend que la nouvelle pièce de Meg Stuart est véritablement un mystère chrétien. En tee-shirt et jean, il dévale une échelle les bras en T ; le
voilà donc revenu. A ce jeune homme gracile aux cheveux longs, nos amis tentent de se raccrocher avec une fébrilité panique, désespérée, comme au cocotier de la dernière chance, comme s'ils
ressentaient une menace imminente. A suivre Meg Stuart, ils ont raison : dans le naufrage de nos vies, le Christ est là, accompagnateur silencieux, imperturbablement serein, infatigable, éternel.
Il faut donc cesser d'avoir peur et de désespérer.
En fond de scène un boyau de petit bois comme un fourreau géant de traîne-bûches, une échelle dessus comme sur un sous-marin. Un passage ? Un accélérateur de particules ? Une métaphore du
recommencement, de la circulation perpétuelle entre les mondes ? A la fin de la pièce, la scène se vide, les accessoires sont entassés en hâte à ses deux extrémités, bouchant le tunnel. Ce pourrait
être la fin des temps, l'heure du jugement dernier.
Le christianisme serait-il donc la nouvelle obsession belge ? Il y a peu, Alain Platel a rendu hommage à la Vierge (Vsprs), et plus récemment à la compassion chrétienne (Pitié). Dans sa récente Orgie de la tolérance,
Jan Fabre met en scène un Christ dépassé par les événements, ayant perdu la partie ; un souverain démonétisé, pantin de notre cynisme. Chez Meg Stuart au contraire, peut-être parce qu'elle est
d'abord américaine, le Christ reste intact, intouchable, transcendental.
Crise mystique dans un climat mondial difficile ? Pas sûr. Chez tous, le même constat d'épuisement de l'humanité, les mêmes critiques de nos faiblesses et de nos fuites, les mêmes interrogations
(l'homme et l'animalité - "I am an animal", slogan chez Fabre ; "Do Animals Cry", question chez Stuart) ; mais leur Christ s'impose d'abord comme un modèle laïc de moralité, de vertus humaines.
Quoi qu'il en soit, c'est chez Meg Stuart qu'il a le plus beau rôle et le plus manifeste. Vers la fin de sa pièce, elle lui accorde un long et bouleversant solo. Son Christ est une entité étrange,
androgyne, troublante, comme dépourvue de conscience, instinctivement bienveillante, indiciblement sensuelle ; à la fois partout et à côté, nulle part, parallèle, double... L'Eglise catholique
gagnerait à s'emparer de cette pièce.
Formellement, on pourrait parler de théâtre mimé, Theatertanz plutôt que Tanztheater, car la narration y occupe une place prépondérante. Aucune importance. Soutenu par la musique planante de Hahn
Rowe, un tantinet facile mais efficace, Do Animals Cry retrouve l'émotion que Platel avait produite dans Vsprs et perdue dans Pitié. Les six
interprètes sont tous admirables, l'agencement millimétré, subtil, à mille lieues de la farce pauvrette et bâclée de Jan Fabre. Pas une bitte à l'air en deux heures de spectacle, quelle audace
révolutionnaire !
Une fois de plus, les commentateurs m'étonnent par leur à peu près et leur manque d'esprit critique. Pourquoi prendre les dossiers de presse pour argent comptant ? On me vend une "saga familiale",
de la radicalité, de l'audace. Pour la saga familiale, c'est absurde. Une famille ne se compose pas de six personnes du même âge ; il fallait comprendre famille humaine, et peut-être même enfants
de Dieu. Et si radicalité il y a, c'est de mettre en scène la figure christique et de lui donner autant de place. Mais, curieusement, aucun des commentateurs que j'ai lus ne l'a seulement aperçue !
Il faut dire que la pièce n'a encore été jouée qu'en France ; gageons que les commentateurs étrangers sauront percevoir ces symboles religieux que le Français moyen, à l'évidence, ne comprend
plus.
♥♥♥♥♥♥ Do Animals Cry, de Meg Stuart, a
été donné au Théâtre de la ville du 26 au 30 mai 2009.