Je suis un paresseux contrarié. Je me désole de ne pas faire souvent ce que sans doute je ferais le mieux: ne rien faire. Devenir un Bartleby, à la manière du personnage de Melville dans un texte bref qui est un chef-d'œuvre absolu. Bartleby le scribe est un être unique, merveilleux. "I would prefer not to", répond-il quand son patron lui demande quelque chose. Et les jours se passent à "préférer ne pas" [faire].
Appliquer cette philosophie de la résistance absolue, je m'y applique. Sans y parvenir. Il me faudra probablement encore de longues années avant d'arriver à devenir moi aussi un Bartleby, ou au moins une pâle imitation de mon modèle.
Oh! je ne suis pas le seul à tenir cet homme - imaginaire, malheureusement, mais je suis certain que vous en conaissez l'un ou l'autre dans votre entourage - comme un héros de notre temps, de tous les temps. Le symbole du sabotage parfait de ce maître-mot: efficacité (qui me hérisse le poil rien que de l'écrire, même si j'évite soigneusement de le penser en l'écrivant).
Enrique Vila-Matas, l'écrivain espagnol, est un autre admirateur de Bartleby. A tel point qu'il a écrit Bartleby et compagnie, un hommage à tous les Bartleby. Même s'il en a peut-être inventé quelques-uns pour faire nombre. Sa collection est édifiante. Et surprenante en raison d'une construction pour le moins originale.
Le narrateur de ce livre cherche des exemples de Bartleby. Son travail sera un ouvrage constitué de quatre-vingt-six notes de bas de page précédées d’une brève introduction où il expose le projet. Projet sérieux, qui traverse la littérature et l’art en jetant un regard pertinent sur les créateurs. Mais on se doute bien qu’Enrique Vila-Matas ne se contente pas de pertinence et de sérieux. L’ironie pointe à chaque ligne, les bartlebys sont décidément bien parmi nous!
Jean-Yves Jouannais peut se joindre à la bande. Artistes sans oeuvres est sous-titré, comme il se doit: I would prefer not to. Et préfacé par... Enrique Vila-Matas. Nous sommes bien en famille, j'aime cette famille.
Il est question ici du roman que Roland Barthes n'a pas écrit. Des oeuvres que Duchamp n'a pas conçues. Des livres que Félix Fénéon n'a pas publiés. De la réécriture du Don Quichotte par un personnage de Borges...
Nous sommes décidément en bonne compagnie. Au sein de celle-ci se glissent certains individus encore plus étranges que les autres, comme le célèbre Félicien Marboeuf. (Vous n'en aviez jamais entendu parler? Rassurez-vous, moi non plus.) Gustave Flaubert l'a bien connu et s'en est inspiré dans L'éducation sentimentale. Proust l'admirait et lui écrivit: "Votre silence a plus d'intelligence, de profondeur que le bruit de bien des brasseurs de mots." Certifié "le plus grand des écrivains n'ayant jamais écrit", Félicien Marboeuf aurait mérité d'exister...
Quant à Bartleby, nous n'en avons pas fini avec lui. Philippe Delerm publie à la rentrée un roman dont je vous ai déjà fourni l'argumentaire ici, Quelque chose en lui de Bartleby.
Et une bande de facétieux lance le prix Bartleby du roman inachevé. Je dois en avoir une quinzaine à proposer, il faudrait que je les retrouve. Mais, pour les trouver, il faut chercher. Et, vous savez bien, ma paresse...