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Toni Morrison : Un don

Par Gangoueus @lareus
Toni Morrison : Un don Copyright © 2008 Beowulf Sheehan/PEN American Center
Dire que je suis un inconditionnel de cette auteure, c’est peut dire. Aussi lorsqu’au hasard d’un passage à la Fnac, quand j’ai aperçu la dernière parution de Toni Morrison, j’ai arraché violemment un exemplaire de son rayon et il est passé en urgence à la tête de ma pile de livres à lire. La vie est ainsi faite de constantes injustices que l’on perpètre avec délectation. Mes excuses toutefois à tous ces ouvrages de qualité dont la lecture est repoussée aux calendres grecques…
Naturellement, je me suis demandé en commençant cet ouvrage s’il allait m’apporter la même satisfaction que mes précédentes lectures de Toni Morrison. Tout de suite j’ai retrouvé quelques marques de fabrique de l’auteure américaine. La polyphonie par exemple. Ce besoin d’apporter un regard croisé sur un événement et donc de s’exprimer par plusieurs voix. Celle de Florens, une jeune esclave arraché (ou plutôt livré) par sa mère par le biais d’un deal, celle de Jakob Vaark, un colon hollandais qui a émigré en Amérique, celle Lina, une servante aux origines amérindiennes, celle de Rebekka épouse de Jakob, jeune femme quasiment vendue à ce dernier, celle de Sorrow, servante chez les Vaark, légèrement schizophrène, ou encore celle de Scully et Willard, blancs et esclaves…
De quoi retourne-t-il ? Nous sommes en 1690. Les colonies anglaises d’Amérique sont encore un territoire sauvage où la variole décime les populations autochtones, où des vagues d’immigrants débarquent, fuyant l’intolérance qu’ils subissaient en Europe pour mieux la reproduire en Amérique. Une époque où les rebuts de la société européenne ont le choix entre l’incarcération sur le vieux continent et vivre une forme de servitude en Amérique du nord. Une époque où les lois concernant une gestion rigoureuse de l’esclavage se mettent progressivement en place pour réduire les révoltes. Une terre sauvage, à dompter où tout est possible. American dream. Enfin ça dépend pour qui.
L’action se déroule autour et avec les Vaark. Dans le cadre d’un accord avec un planteur débiteur, Florens une petite fille de 5/6 ans est cédée à Jakob Vaark sans qu’il ne partage complètement cette transaction. C’est la supplique de la mère de la petite fille qui le décide à accepter ce deal.
Une douzaine d’années plus tard, Vaark après avoir développé sa ferme et quasiment achevé la construction de sa grande résidence, il est emporté par la variole, sans jouir de son rêve. La disparition de Jakob Vaark, ne laissant aucune progéniture, va chambouler le frêle équilibre et l’ambiance familiale qui unissait les Vaark et leurs servants.

Le final est très intéressant. J’ai fait là une présentation linéaire. Mais la construction de Morrison est beaucoup plus élaborée que cela. Entre les monologues de certains personnages et la description des actions d’autres, l’écriture est souvent introspective et le regard vers l’arrière, vers le passé semble une nécessité la violence d’un acte, le changement d’attitude. Ce qui intéresse Morrison, c’est le mécanisme qui unit les différents personnages de son roman, les attentes secrètes de chacun, les complexes tus. On y perçoit que la manière dont les immigrants sont arrivés conditionne leurs actions. Le lecteur non averti sera surpris d’y découvrir l’esclavage de blancs aux Etats-Unis, l’intolérance religieuse des nouveaux colons, et il ressentira la barbarie de la terre américaine.
L’amour est au cœur de ce roman. L’amour de Florens. Un amour violent, sauvage, passionné pour un forgeron noir et libre. Un amour né d’une incompréhension et de la non résolution de l’équation si chère à Toni Morrison : à savoir ce que peut produire un amour maternel dans les situations les plus extrêmes.
J’ai longtemps eu l’impression que je lisais un bon roman, mais lorsqu’on aborde les 30 dernières pages, ce texte prend une autre dimension. C’est mon avis. Le meilleur roman de Toni Morrison depuis Beloved.
Laissons parler Florens de sa passion :

Ma faim est aiguë, mais mon bonheur l'est encore davantage. Je n'arrive pas à manger beaucoup. Nous parlons de nombreuses choses différentes et je ne dis pas ce que je pense. Que je vais rester. Que lorsque tu reviendras après avoir soigné Mistress, qu'elle soit vivante ou non, je serai ici avec toi pour toujours. Jamais, jamais sans toi. Ici je ne suis pas celle que l'on chasse. Personne ne me vole ma chaleur et mes chaussures parce que je suis petite. Personne ne s'occupe de mon postérieur. Personne ne bêle comme un mouton parce que je tombe de peur ou de fatigue. Personne ne hurle en me voyant. Personne n'étudie mon corps à la recherche de choses bizarres. Avec toi mon corps est plaisir et sécurité et il a une place. Je ne pourrai jamais supporter que tu ne m'aies pas avec toi.


Page 163, Edition Christian Bourgois
Bonne lecture

Toni Morrison : Un don
Toni Morrison, Un don
Edition Christian Bourgois
Traduction de l'anglais par Anne Wicke, titre original : A mercy
1ère parution 2009 - 193 pages
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