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Venise : l'arte della commedia

Publié le 22 décembre 2005 par Marc Chartier
La Cité des Doges sait donner à la tradition séculaire du carnaval une inimitable couleur, avec une distinction qui la départage des autres villes célébrant la même fête, mais sans pour autant renoncer aux comportements fantasques des personnages de la commedia dell'arte.
On peut tomber amoureux de Venise.
On peut être envoûté par cette ville à nulle autre pareille. Qu'on l'aborde pour la première ou la énième fois...
Dans le dédale des imprévisibles détours de ses ruelles où l'on prend plaisir à se perdre, la symphonie des lumières et des couleurs, amplifiée par la magie des eaux, est un miracle permanent. Même le temps qui passe y adopte un rythme différent, réduisant nos repères quotidiens à leur plus plate banalité. Et puis, Venise ne possède-t-elle pas cette toujours étonnante vertu d'éveiller l'émotion, les plus nobles sentiments?
Une longue tradition
Le carnaval venu, la féerique Cité des Doges se transforme en une gigantesque scène de théâtre baroque. Elle se fait spontanément complice d'une commedia où la "volte-face" est de mise, condamnant nos habitudes à rester sur le bord du chemin, mais toujours dans le respect de ce qu'il est convenu d'appeler la bienséance.
Venise a adopté cette fête de longue date. Les premières traces du carnaval y apparaissent en effet à la fin du XIe siècle, avec l'autorisation accordée à la population, par le doge Vitale Falier, de donner libre cours à ses amusements et réjouissances. La fête ne connaîtra toutefois sa véritable et pleine expression que dans la seconde moitié du XIIIe siècle, donnant un complément de solennité aux événements marquants de la vie locale, à commencer par les faits d'armes des doges.
Venise affichant de plus en plus son prestige, très rapidement la joyeuse parenthèse en période de Carême ne lui suffit. Le carnaval durera donc non pas une, ni deux semaines, mais bien davantage, jusqu'à six mois de l'année! Tous les prétextes sont bons pour s'adonner aux réjouissances: une réception de hautes personnalités, les fêtes religieuses, les "épousailles avec la mer"...
Dans une atmosphère où déploiement de richesses et démonstrations d'élégance donnent le ton aux manifestations publiques, ce sont tout d'abord les nobles qui, pour se différencier du commun des mortels, adoptent l'habit qui deviendra la tenue de fête typiquement vénitienne, portée même hors carnaval (par exemple pour se rendre au théâtre, pour fréquenter les cafés ou pour donner un piment supplémentaire aux rencontres galantes). Cet habit se compose du tabarro (cape noire ample et légère, portée sur les habits), de la bauta (capuchon de soie ou de dentelle noire couvrant de la tête aux épaules), d'un masque blanc (volto ou larva) et du tricorne noir.
Aussi bien portés par les hommes que par les femmes, la bauta et ses compléments vestimentaires seront ensuite adoptés par l'ensemble des Vénitiens, une version plus économique, sans dentelle, étant disponible pour les personnes de situation plus modeste.
Le correspondant féminin de cette tenue répond au doux nom de moretta, un masque ovale de couleur noire et doté d'un bouton à l'emplacement de la bouche pour pouvoir être porté élégamment. Le fait de tenir ce masque entre les dents contraignant au silence, il lui fut également donné le nom de muta (muette). Il est toutefois reconnu que ce mutisme auquel se sont ainsi contraintes les Vénitiennes est un atout supplémentaire de leur séduction, si tant est que leurs célèbres décolletés généreux ne soient pas déjà un argument suffisant!
Sous le masque, tout est permis
De son caractère festif mi-officiel mi-spontané, le carnaval vénitien évoluera pour adopter les contours d'une kermesse généralisée où le défoulement des moeurs prendra une place prépondérante. Non seulement on s'adonne à des jeux, à des tournois, à des compétitions (au rang desquelles figurent les célèbres pyramides humaines appelées forze d'Ercole), voire à des scènes de pugilat (la guerra dei pugni) ou à des corridas avant l'heure, mais on commence surtout à brûler Sa Majesté Carnaval, symbole du pouvoir, et à immoler les taureaux de la corrida, représentant les taxes prélevées par ce même pouvoir.
Sous le masque, tout est permis, jusqu'aux plus excentriques des excentricités et aux manifestations d'un libertinage débridé dont Casanova fut le plus célèbre représentant. Non seulement on fait bonne chère, mais la chair n'est plus, pour un temps, soumise au respect de la vertu. L'anonymat offert par le déguisement permet aux bourgeois de s'encanailler et à l'ensemble du bon peuple de Venise de croire, au moins momentanément, à l'atténuation des barrières sociales et des conventions.
Pareilles extravagances n'échappent pourtant pas à une réglementation très complexe. Celle-ci s'ingénie, les années et les siècles passant, à multiplier les interdits. Sont notamment visés ceux qui profitent de l'incognito pour régler leurs comptes, en ayant éventuellement recours aux armes. Également dans le collimateur de la loi les petits farceurs qui pénètrent masqués dans les couvents de nonnes pour y commettre «multas inhonestates»!
Après avoir connu son expression la plus éblouissante du XVIe au XVIIIe siècle, le carnaval sera aboli en 1797 par un certain Bonaparte, le tout nouveau promu général en chef de l'armée d'Italie.
Il faudra attendre les années 1970-1980 pour assister à son renouveau.
«Un masque raconte beaucoup plus qu'un visage» (Oscar Wilde)
L'origine du masque se perd dans la nuit des temps. Porté à des fins rituelles ou magiques, il était présent en de nombreuses cultures. Même dans la préhistoire, on trouve trace de son usage, sous une forme rudimentaire: les chasseurs se couvraient de peaux de bêtes pour se camoufler, à l'affût de leurs proies.
La signification religieuse du masque était constante dans les civilisations égyptienne (masque des momies, représentations animales – faucon, ibis, lion, taureau – portées par les prêtres lors des cérémonies) et grecque (fêtes en l'honneur de Dionysos).
La Grèce antique fut vraisemblablement la première à donner au masque une signification autre que mortuaire ou rituelle. Au théâtre, outre sa fonction de porte-voix, il servait d'accessoire pour souligner les traits d'une expression soit tragique, soit comique, ou pour créer des rôles féminins. Cet usage profane fut introduit ensuite dans le théâtre romain pour les représentations des Fabulae atellanae (farces jouées à la fin de certains spectacles), puis, beaucoup plus tard, dans la commedia dell'arte et sa galerie de personnages hauts en couleurs, symbolisant généralement le ridicule humain.
L'apparition enfin du masque dans la rue est liée aux festivités du carnaval. Ce serait Enrico Dandolo qui l'aurait ainsi introduit à Venise en avril 1204, après la prise de Constantinople lors de la quatrième croisade. Le doge y fut en effet séduit par les belles de la capitale de l'Empire byzantin qui déambulaient, un loup de velours sur le visage.
Au hasard des rencontres
La bauta et la moretta, masques les plus traditionnels de Venise, s'accommodent très bien, de manière très courtoise, de la présence d'autres masques, même si ces derniers ne sont a priori le fruit d'aucune inspiration vénitienne, sinon par la recherche de la couleur et une certaine fidélité à l'esprit baroque. En définitive, le carnaval n'est-il pas, dans ses racines, un pied de nez aux conventions, aux traditions?
On prend plaisir, place Saint-Marc, à retrouver sous leurs plus beaux et authentiques atours, les personnages de cette tradition théâtrale italienne par excellence qu'est la commedia dell'arte.
Premier d'entre eux et le plus populaire: Arlecchino, francisé en Arlequin. Ce nom pourrait venir de Hellequin, Herlequin ou Harlequin, diable bouffon des mystères populaires du Moyen-Âge français. D'autres historiens des mascarades font plutôt dériver ce nom de Erlenkönig, farfadet de la mythologie scandinave ou germanique. Quoi qu'il en soit, Arlequin est bien originaire de la ville lombarde de Bergame. Il serait, bien que cette filiation soit parfois contestée, le descendant de Sannio, personnage des forêts devenu Zanni dans la comédie italienne.
Un pantalon collant et une veste confectionnés de losanges très colorés, un bâton attaché à la ceinture, un demi-masque noir aux traits félins, un nez proéminent et une grosse bosse rouge sur la tête: l'accoutrement traduit à merveille le caractère de ce valet stupide, balourd et rusé. Au sujet de son origine contestée, Arlequin se contente de répondre qu'il descend, comme tout le monde, de l'escalier de sa maison!
Deuxième personnage typique de la commedia italienne: Pantalone. Ce vieux marchand vénitien ruiné, décrépit et bourru a sans doute quelque bon côté: il est amoureux! Mais il est surtout radin au point, disent les mauvaises langues, qu'il se nourrit habituellement de soupe au chat de gouttière et que, lorsqu'il lui arrive de se procurer un oeuf, il n'en mange que le jaune pour donner le blanc à sa femme. Il est vêtu d'une tunique, d'un haut-de-chausses et de bas rouges, le tout complété par des babouches et un long manteau (zimara) de couleur noire pour symboliser le deuil pris par la République de Venise en 1470 à la suite de la prise de l'île d'Eubée, en mer d'Égée, par les Turcs.
Le nom de Pantalone pourrait être inspiré par le premier patron de la Cité des Doges (san Pantaleone). Il pourrait également venir de pianta leoni ("plante-lions"), les Vénitiens marquant leur conquête de nouvelles terres en plantant sur celles-ci l'étendard de leur ville, sur lequel est représenté le lion de saint Marc. Inspiré du costume du vieillard de la comédie italienne, notre actuel "pantalon" a reçu son sens moderne en 1790, par opposition à la "culotte" portée serrée aux genoux et aux mollets.
Galerie de portraits – suite
Deux personnages du corps médical sont en bonne place dans la distribution des rôles carnavalesques.
Le médecin tout d'abord, sans spécialisation particulière, sinon que ce Monsieur-je-sais-tout se contente d'être savant et grand bavard, donc pédant. Son costume est à l'image de son caractère. Pantalon noir, bas et cape, collerette blanche, demi-masque mettant en évidence un front bombé et un nez bosselé: on ne ferait pas mieux en matière d'austérité. Il est vrai que notre grand érudit est «vide d'idées et de sentiments».
Quant au medico della peste (médecin de la peste), il se caractérise surtout par deux attributs typiques: une longue baguette toujours à la main, pour soulever les couvertures ou vêtements des pestiférés sans entrer en contact avec eux, et un nez démesurément long, en forme de bec d'oiseau. Cet appendice était autrefois bourré de coton imbibé d'essences d'herbes aromatiques et désinfectantes en guise de filtre pour éviter de contracter la peste par les voies respiratoires.
Sans nécessairement respecter l'ordre de préséance ou d'entrée en scène, suivent d'autres personnages affublés eux aussi de tenues caractéristiques: Brighella, le serviteur rusé et sans scrupules (face disgracieuse, livrée blanche striée de diagonales vertes, couvre-chef à liseré vert, demi-masque noir); Colombine, la soubrette experte dans l'art de la séduction (robe à pièces très colorées); Pulchinella (Polichinelle), le saltimbanque bouffon et parfois stupide (grande blouse blanche serrée à la taille par une ceinture de cuir, pantalon large et plissé, masque noir, chapeau pointu); le Capitaine, soldat fanfaron et grotesque (uniforme à rayures multicolores, gros boutons dorés, chapeau à plumes, longue épée recouverte de... toiles d'araignée!); Pierrot le clown blanc,la gnaga (homme déguisé en femme), l'homme sauvage, le pêcheur de Chioggia, le mattaccino (aux comportements un peu fous, comme par exemple le jet d'oeufs remplis d'eau de rose)...
Bref, cette galerie de portraits, transférée en nos temps modernes, n'aurait rien à envier aux Guignols de l'info! La charge caricaturale ferait bien partie de cette expression particulière du rire qu'est l'humour et qui, aux dernières nouvelles, définit toujours le propre de la nature humaine.
Un «business»
Croiserez-vous l'ensemble de ces masques lors de votre prochain carnaval dans la sublime ville de Venise? Ce n'est pas certain. Mieux vaut en effet le savoir: les festivités du carnaval tendraient actuellement à échapper à la population locale pour faire amplement place à d'autres carnavaliers, notamment français et allemands. «Le carnaval, nous affirme Mario Belloni, fabricant de masques, n'intéresse plus les Vénitiens. Il est, au sens le plus large du mot, défiguré. Après une courte période de retour à l'authenticité, il est devenu l'occasion d'un tourisme de masse, autrement dit rien d'autre qu'un business. Une grande partie des masques en vente dans la ville, en particulier aux abords de la place Saint-Marc, sont de fabrication étrangère. Ils proviennent notamment de certains pays de l'Est où, comme chacun sait, la main-d'oeuvre est bon marché. Vous en trouverez même de fabrication chinoise. Ils sont faciles à reconnaître: ils sont en plastique!»
Cinzia Thomi, autre spécialiste du masque fabriqué artisanalement, est tout aussi réaliste: «Les Vénitiens en ont ras-le-bol du carnaval! On ne sent plus l'atmosphère que nous connaissions il y a seulement quelques années. Seuls les touristes d'une journée s'y intéressent. Ce faisant, ils apportent peu à l'économie locale. Par contre, ils laissent sur place beaucoup de déchets!»
Bonjour l'ambiance! Et pourtant, nos deux interlocuteurs n'ont nullement l'intention de dissuader quiconque de fréquenter Venise, particulièrement en période de carnaval. Même si sous les masques se cachent des stranieri (étrangers) qui prennent un évident plaisir à se plier au rituel de la déambulation lente et silencieuse sur la place Saint-Marc, adoptant par moments la pose attendue par des dizaines de photographes, le carnaval reste bien la fête de la couleur et du raffinement.
Seul point d'ombre, pour reprendre les griefs formulés par Cinzia et Mario, et il est loin d'être secondaire: où est l'authenticité dans tout cela? En tout premier pour les masques proposés à la vente dans les rues de la ville. En réalité, c'est le flou qui domine. Les mascareri (fabricants de masques) ont bénéficié dès 1436, au temps du doge Foscari, d'un statut qui les rattachait à la profession de peintres. Mais aujourd'hui, aucune mesure réglementaire ne vient défendre un art menacé par une concurrence étrangère sauvage. Les autorités locales ou régionales semblent ignorer superbement cette revendication, laissant place à l'opportunisme de certains, mais aussi, fort heureusement, à la ténacité de quelques artisans soucieux de préserver une tradition en voie de disparition.
Un savoir-faire ancestral
C'est le cas de Cinzia et Mario qui, dans le secret de leurs ateliers respectifs, continuent de créer des masques de manière artisanale. Chaque masque est ainsi une oeuvre unique.
À partir d'un modèle en argile, puis d'un moule en plâtre, reproduction en négatif du modèle, le masque est fabriqué suivant la technique du carton-pâte détrempé, encollé et appliqué à l'intérieur du moule. Après séchage et extraction du moule, il est décoré avec de la gouache, de l'aquarelle, du vernis, des feuilles d'or ou d'argent, de la cire, des tissus précieux, du cuir, des plumes, de la passementerie...
Plus que d'oeuvres uniques, c'est de réels chefs-d'oeuvre qu'il faudrait parler dans le cas de cette fabrication artisanale. «Il n'existe, commente Mario Belloni, aucun lieu capable de m'étonner, de me surprendre comme Venise. J'ai vu des paysages, j'ai vu des villes, mais ici se cache un mystère impalpable qui apparaît de temps à autre, qui semble tout à coup vouloir se dévoiler, mais qui en fait ne se laisse jamais saisir. Tout comme l'eau devient beauté et art à Venise, les masques eux aussi ont perdu ici toute autre connotation et ont fini par faire partie du charme qui imprègne ce lieu. J'aime Venise et j'aime les masques, mais j'aime surtout le sens ultime de ce qu'ils cachent. Je l'ai dit: je ne l'ai pas encore tout à fait compris, mais il y a sûrement en eux un sourire apaisé, satisfait. »
On vous l'avait bien dit: on peut tomber amoureux de Venise la Sérénissime. Peu importe que ce soit masqué ou à visage découvert...

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