Magazine Culture

Suivez son regard !

Par Marc Chartier

« Boucliers lentement patinés sous les intempéries et le soleil
Ils luisent doucement et nous montrent la couleur du ciel
Eux qui (c)ouvrent le passage vers la profondeur obscure
Par où nous évacuons ce dont nous n'avons plus cure. »


À l'occasion, Luc Chaumont sait avoir la fibre lyrique lorsqu'il parle des objets pour lesquels il a une attention spéciale: les plaques d'égout. Ou, plus généralement, les plaques de regard de chaussée, bon nombre d'entre elles donnant en effet accès à d'autres services que le seul réseau d'assainissement (anciennes carrières, réseaux de distribution, etc.).
Sage précaution sans doute, mais surtout poussé par une curiosité devenue une seconde nature, ce poète des rues a pris l'habitude de regarder où il met les pieds lorsqu'il déambule dans une ville. Chemin faisant, ses yeux ayant pris l'habitude de scruter le sol, il a même bouclé à sa manière son tour de France, accumulant les photographies de ce qu'il considère comme un patrimoine en perdition. Son inventaire est néanmoins toujours en cours, ouvert à toute nouvelle trouvaille au gré de pérégrinations occasionnelles ou dûment programmées.

Cette belle et insolite histoire commence par une anecdote remontant à 1984. Luc se trouve alors en Norvège. Un jour, au moment de quitter son hôtel, il remarque une plaque d'égout qui attire son attention. Comme par hasard... Un hasard qui, apparemment, fait bien les choses. Luc décide instinctivement de photographier l'objet en question. Mais le temps d'aller chercher son appareil photo, enfer et damnation! Un autobus est venu se planter juste au-dessus de la plaque. Et d'y jouer les prolongations. Conclusion: pas de photo! Frustration, profil bas... On ne l'y reprendra plus! Mais, pour le coup, le déclic s'est produit.
De retour au pays, ni une ni deux, notre futur hyponomopomatophile prend son bâton de pèlerin. Courant 1985-1986, il sillonne la France à la recherche de ses futurs objets de prédilection et leur consacre une bonne part de ses vacances. Puis, le hobby se transformant en passion, il se pique au jeu pour donner à sa quête d'images l'ambition de l'exhaustivité.
Toutefois, Luc ne photographie pas tout ce qui lui tombe sous l'objectif. Trop de plaques sont d'une triste banalité, issues d'une production stéréotypée. Dans ces cas-là, il faut chercher plus loin. D'un regard à l'autre, son "regard" à lui s'affine et devient mieux exercé, plus critique.


Un témoignage du passé
Aux yeux de Luc Chaumont, seules sont dignes d'attention – et donc de mise en mémoire photographique – les plaques de regard de chaussée présentant un intérêt historique. D'où une attention particulière pour les plaques plus anciennes. Fabriquées en fonte moins élaborée et ornées de motifs plus saillants, bien que patinés par l'usure du temps, elles sont souvent un témoignage silencieux de l'art industriel de la fin du XIXe siècle ou du début du XXe. « Ces regards, précise Luc, étaient fabriqués selon l'une des techniques les plus classiques en fonderie: à l'aide de moules de sable, eux-mêmes produits à partir de modèles en bois. Les moules étant à usage unique, cette technique ne permettait pas de forts rendements. Elle se prêtait par contre à la production par de petites fonderies implantées un peu partout en France en réponse aux besoins locaux. »
Bilan de la moisson: plus de deux cents clichés, au nombre desquels certains méritent une mention à part. C'est le cas entre autres de plaques photographiées à Saint-Ouen, Carcassonne, Strasbourg, Beaune... Parfois, c'est le coup de coeur, lorsqu'un regard est par exemple orné du blason d'une ville. Mais les rues de nos villes n'ont, de manière générale, pas droit à tant d'égards. Elles doivent plutôt se contenter de plaques provenant d'une fabrication industrielle standardisée. D'où l'émerveillement de notre chercheur lorsqu'il tombe sur des pièces uniques ou rarissimes. Sur des oeuvres d'art, serait-on tenté de dire.
Mine de rien, camouflées par leur fonction purement utilitaire, les plaques de regard de chaussée font en effet partie du mobilier urbain, celui-ci étant révélateur d'un certain sens urbanistique. Et donc du souci d'embellissement de la cité.
« L'attrait visuel que peuvent exercer les regards de chaussée, commente notre spécialiste, vient de la variété de leurs motifs de surface, subtilement mise en valeur par la fonte, sa couleur et sa façon particulière de capter et réfléchir la lumière. »
Quant aux motifs, ils sont généralement dans notre pays (tout comme en Belgique, en Angleterre et aux USA par exemple) assez limités, très géométriques. Parfois figure le nom de la fonderie et/ou celui de la ville où la plaque a été posée. Plus rarement encore, la plaque comporte un écusson ou des armoiries. Cette thématique plutôt rudimentaire explique l'indifférence quasi générale dont ont toujours fait l'objet les regards de chaussée. Pire, les modèles anciens en voie de disparition ne suscitent aucune initiative visant à les conserver. Luc Chaumont se prend pourtant à rêver: « Imaginons une place publique dont la chaussée serait progressivement garnie de plaques épargnées de la casse au moment de leur démontage et enchâssées dans le sol de ce qui deviendrait alors la "Place des Regards". Un lieu étonnant, musée horizontal de plein air... L'idéal serait un grand carrefour pavé, ouvert à la circulation automobile en semaine (pour l'entretien du lustrage des regards, et donc de leur brillance) et réservé aux piétons le dimanche, pour la visite. Quelle ville osera pareille initiative? »
Malheureusement, « au gré des restructurations ou des rénovations de réseaux d'assainissement, les regards anciens sont [aujourd'hui] démontés et envoyés à la casse, chez les ferrailleurs, d'où ils repartent vers les fonderies. Remplacés par un ou plusieurs regards modernes standard, ils disparaissent discrètement de nos rues, et les moules en bois [qui servirent autrefois à leur fabrication] ont été détruits ».

Un musée virtuel

Voulant donner une suite à ses découvertes, Luc Chaumont a commencé par aller frapper à la porte de telle ou telle fonderie, puis de tel ou tel éditeur. But de la manoeuvre: mémoriser, au moyen d'une exposition permanente ou d'une publication, la collecte de documents photographiques illustrant un patrimoine industriel en voie de disparition.
Tout en reconnaissant avoir été reçu « très aimablement », Luc attend et espère toujours une réponse concrète de part et d'autre. Imaginez un peu! Qui peut bien s'intéresser à d'anciennes plaques d'égout tout juste bonnes pour la ferraille? Elles ont assurément eu leur utilité dans l'aménagement et la modernisation de la cité. Mais de là à les hisser au rang d'oeuvres d'art, il faut une bonne dose d'imagination qui ne court pas les rues.


C'est précisément avec cette imagination de son cru que Luc Chaumont ne s'est pas résigné à l'apparente marginalité de son projet. En 1997-1998, Internet lui offre une aubaine inespérée pour la création d'un musée de plaques de regard de chaussée. Un musée virtuel, certes, mais une véritable vitrine tout de même, consultable ICI.
Ce catalogue, précise Luc, n'est pas exhaustif. Certains modèles, n'étant que de proches variantes ou offrant peu d'intérêt esthétique, n'ont pas été retenus. Par ailleurs, il reste de-ci de-là des modèles à trouver pour les répertorier avant leur possible disparition. Pour l'heure [cet article a été écrit en 2003], la galerie comporte quand même 172 clichés. Elle est complétée par quelques pages humoristiques, par une galerie de vues extraites de bandes dessinées et par des liens ouvrant sur un tour du monde original. On y découvre notamment le charme exquis des plaques nippones et d'autres styles de l'art des manhole covers, tirant leur nom des "trous d'homme" que les plaques viennent fermer.


Un conseil d'ami: allez faire un tour du côté de ce musée insolite. Vous profiterez de l'occasion pour glisser vos impressions et commentaires sur le livre d'or où se côtoient des témoignages en provenance du monde entier.
Au nombre des messages envoyés, nous relevons celui-ci, très éloquent: « Félicitations pour ce site. Je suis responsable d'un service assainissement et fais partie de ceux (nombreux) qui préconisent la mise en place de plaques d'égout sur les réseaux. Hélas, ce sont rarement les critères esthétiques qui nous guident, mais plutôt les notions de sécurité, de fiabilité et de facilité d'ouverture. Merci de montrer que l'on peut joindre l'esthétique au fonctionnel. » (Y.G., de Lorient)
Luc Chaumont a démontré pour sa part qu'en matière d'égouts et des couleurs, il est passé maître. Suivez son regard! Il vous indiquera le chemin d'étonnantes découvertes: celui d'un patrimoine en perdition au coeur même de nos villes.

Pourquoi les plaques d'égout sont-elles rondes?

Vaste débat, en effet! Question existentielle s'il en est...
La réponse semble pourtant simple et limpide. Suivons les explications de Luc Chaumont: « Les regards se composent de deux parties:

  1. un cadre carré scellé au sol et offrant une ouverture ronde, d'un diamètre suffisant pour permettre le passage d'un homme (le "trou d'homme");

  2. le tampon destiné à fermer cette ouverture. La forme circulaire de l'ouverture garantit que ce tampon ne puisse tomber au travers de l'orifice, puisque celui-ci est doté d'un rebord sur lequel repose le tampon. »

Est-il besoin de l'ajouter? Si les plaques étaient carrées, leur côté serait évidemment plus court que leur diagonale. Une plaque présentée verticalement dans cette diagonale serait donc vouée à la chute avec les conséquences que l'on devine facilement.

Du tout-à-la-rue au tout-à-l'égout

Profitant de techniques déjà appliquées par les Étrusques et les Grecs, les Romains développèrent dans leurs villes, notamment dans leur capitale, des systèmes d'assainissement pour l'évacuation des eaux de pluie et des immondices. Les déversements nauséabonds étaient effectués directement sur la chaussée. Les rigoles situées de chaque côté et au centre des rues aboutissaient à des collecteurs principaux dont le plus connu était le cloaca maxima qui traversait le Forum romain. Les déchets, dont le transport était facilité par l'eau des fontaines, s'écoulaient finalement dans le fleuve.
La situation fut à peu près identique à Paris durant de longs siècles. Rejet des déchets dans la rue, épandage dans les jardins potagers, collecte dans des puits secs, évacuation des « boës, fiens, gravoiz et ordures » dans les eaux de la Seine où les porteurs d'eau puisaient chaque matin de quoi abreuver la population: en dépit de quelques édits ponctuels peu ou prou respectés, les conditions de salubrité publique restaient loin du compte. D'où l'apparition fréquente d'épidémies et la présence de foyers d'infection latents.
C'est au XIXe siècle que fut construit à Paris le réseau du tout-à-l'égout, en remplacement du "merderon" qui propageait le "péril fécal". L'installation généralisée de ce système d'évacuation des déchets fut rendue obligatoire par la loi du 10 juillet 1894, contraignant la ville à en assurer le traitement. Quelques années auparavant, Pasteur avait développé ses recherches sur les maladies infectieuses. Il contredisait en cela les théories d'un grand "hygiéniste" qui, en 1852, vantait les vertus thérapeutiques de l'ordure!
Dans le même temps, le baron Haussmann imaginait la configuration des futurs égouts de Paris: « Les galeries souterraines, organes de la grande cité, fonctionneraient comme ceux du corps humain, sans se montrer au jour; l'eau pure et fraîche, la lumière et la chaleur y circuleraient comme des fluides divers dont le mouvement et l'entretien servent à la vie. Les sécrétions s'y exécuteraient mystérieusement et maintiendraient la santé publique sans troubler la bonne ordonnance de la ville et sans gâter sa beauté extérieure. »


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