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Rencontre au sommet

Par Marc Chartier



Nous voulions voir des aigles... Nous n'avons en fait qu'entraperçu quelques battements d'ailes, ceux d'un aiglon de plusieurs semaines, niché dans son aire, là-haut dans une anfractuosité de falaise dominant la vallée du Rabioux. Et cela a suffi à notre bonheur.
Après deux ou trois heures de planque à guetter au loin, l'oeil collé sur l'oculaire d'une longue-vue, une éventuelle, une probable silhouette noire virevoltant au dessus de la première ligne de crêtes, il nous a bien fallu nous rendre à l'évidence: le moment était venu de redescendre à Châteauroux-les-Alpes.
En cet après-midi de juin, l'aigle – le couple d'aigles plus précisément – n'était apparemment pas à notre rendez-vous. Mais nous savions pourtant qu'il était "là", quelque part sur son territoire, dans un fugace horizon, ou bien juché sur un promontoire, prêt à fondre sur sa nouvelle proie.
Veut-on voir et observer de près des aigles? Il suffit, nous conseille-t-on, de fréquenter certains zoos ou de visiter telle ou telle volerie où un dresseur d'aigles s'empressera de vous donner la preuve de son savoir-faire.

Christian Couloumy s'abstient de porter le moindre jugement sur ce type d'approche. Quoique... Garde-moniteur au Parc national des Écrins, chef du secteur de l'Embrunais, il est l'un des meilleurs connaisseurs actuels de l'aigle royal. À ce titre, il a droit à la parole quand il s'agit de défendre la cause de ce rapace si longtemps menacé, parfois encore cible de quelques braconniers ou de ces bipèdes sans plumes qu'on appelle «chasseurs»!
Christian n'a rien de l'écolo de service, soucieux de prosélytisme «en vert» et contre tous. Dans les fonctions de gestionnaire de l'espace qui lui ont été confiées comme dans ses nombreuses heures sur le terrain, il respire la même passion pour ce qu'il fait. Vivre et travailler quotidiennement dans un parc tel que celui des Écrins, au coeur de cette région montagneuse protégée des agressions d'une certaine civilisation, c'est pour lui un rêve de jeunesse enfin réalisé. Son secret? Il tient en un mot, deux peut-être: l'étonnement, une perméabilité constante à ce qu'il convient d'appeler – infirmité de notre vocabulaire! - les «merveilles» de la nature. À son contact, surtout si vous avez la chance de pouvoir l'accompagner ne serait-ce que quelques heures dans une opération de repérage ou de contrôle, vous apprenez à faire place à l'émotion dans le vocabulaire de la communication. Les baroudeurs et autres chercheurs de sensations fortes, parfois pétaradantes, ont d'autres espaces pour assouvir leur passion. Ici, place au calme, à la redécouverte des sens, au temps qui passe... Place au respect de la nature.

Fidélité au couple

Quand bien même l'aigle ou le couple d'aigles que vous guettez tarderait à se manifester, continuant sans doute de vaquer à ses occupations sans se soucier pour le moins du monde de répondre à votre attente, Christian Couloumy a le don de vous le rendre étrangement présent.
Vous apprenez ainsi à mieux connaître le caractère et les moeurs de ce seigneur des montagnes. L'aigle royal, puisque c'est de lui qu'il s'agit dans le Parc national des Écrins, vit en couple, selon le "régime" de la monogamie. Son territoire, qu'il défend bec et ongles (ces derniers étant plus exactement appelés «serres») contre tout agresseur, peut atteindre 100 km² de superficie, soit l'équivalent de toute une vallée. Durée de vie de l'aigle royal: environ 25 ans, si son existence n'est évidemment pas contrariée par quelque accident de parcours (lignes électriques haute tension, produits pesticides utilisés en agriculture, méfaits de nos bipèdes sans plumes de tout à l'heure...). Couvaison: une fois par an, de fin-mars à début-mai. Madame Aigle pond un ou deux oeufs, de la taille d'un citron, dans un nid de branchages préexistant et amélioré d'une année sur l'autre.
Âgé de 80 jours, l'aiglon est prêt pour le grand départ: ça passe ou ça casse! Il a eu le temps, il est vrai, d'apprendre à battre des ailes dans son nid. Mais le moment venu, c'est le premier saut dans le vide, sans coup d'essai préalable. Jusqu'en décembre, sans supplément, il aura droit encore à quelques conseils pour améliorer son éducation. Ensuite, à son tour de faire sa vie et de s'émanciper. Il n'a plus qu'à chercher et à conquérir un territoire ainsi qu'une dulcinée avec laquelle il partagera sa vie d'adulte.
Côté intendance, rien de plus simple. L'aigle royal est le seul maître en son domaine. Il a à sa disposition quelques aires où il installe, au gré de l'humeur du moment, sa petite famille. Pour les repas, gare à tout ce qui passe par là, qu'il s'agisse d'animaux rampants ou volants. L'aigle ne chasse pas pour le plaisir, mais par nécessité.
Les atouts majeurs de Monsieur Aigle lorsqu'il entreprend de faire les courses pour le menu du soir: une extraordinaire puissance du regard (huit fois plus perçant que celui de l'homme: l'aigle royal peut repérer une malheureuse marmotte à un kilomètre de distance), une non moins extraordinaire adaptabilité du vol en fonction des circonstances (en vol plané glissé, l'aigle peut fondre à 160 km/h sur sa proie), des serres recourbées et acérées pouvant transpercer le crâne d'un renard.

Attention donc à tout ce qui, de près ou de loin, peut constituer ou améliorer un ordinaire! L'aigle se nourrit de marmottes, de renards, de lapins, d'oiseaux, de chats égarés... De poules aussi, sans doute, mais cela, il ne faut pas le dire! En période d'hiver, il se contente de charogne. Ce n'est pas très noble, mais faute de mieux...
Au recensement de 1996, le Parc national des Écrins abritait 107 aigles royaux pour 173 aires. Détail important, on a dénombré 37 couples, ce qui signifie que le solde pour atteindre le total de 107 est constitué d' "électrons libres". Autrement dit, la monogamie pratiquée officiellement par Monsieur Aigle aurait parfois du plomb dans l'aigle, mis à part tout humour macabre!

«L'aigle seul... contemple le Soleil et la Gloire.»

Cette citation, quelque peu tronquée, de Gérard de Nerval traduit à sa manière la majesté de l'aigle et son pouvoir de séduction. Comment en effet ne pas être intrigué par les performances extraordinaires du souverain des airs?
La puissance de ce rapace a de tout temps donné prise aux plus belles images poétiques. Elle a également servi de symbole à quelques grands de ce monde (Napoléon...), tout comme elle est utilisée comme emblème de certains pays (USA, Allemagne) ou de firmes cultivant une image d'excellence, voire de supériorité (cf. Harley Davidson).

Avec Christian Couloumy, nous restons loin, très loin de telles préoccupations. Pour lui, l'aigle se suffit à lui-même comme étant l'une des plus belles expressions de la vie au sein d'une nature non domestiquée.
Au terme d'un après-midi passé en compagnie de ce garde-moniteur à épier, mais sans résultat, l'apparition du couple d'aigles royaux ayant élu domicile dans la vallée du Rabioux, on pourrait se demander comment il est possible de consacrer autant de temps et d'énergie pour un résultat de prime abord insignifiant. Et Christian de répondre: «Et dire que ça fait plus de vingt ans que ça dure! L'aigle royal me surprendra toujours autant.»
Tandis que nous rejoignions notre point de départ, au creux de la vallée, l'aigle continuait sans doute, tout là-haut, d'inventorier son domaine, superbement indifférent à nos préoccupations de terriens. Mais n'emportait-il pas aussi un peu de nos rêves et de notre imagination?

Pour une visite complète du Parc national des Ecrins, cliquer ICI


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