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Paul-Émile Victor: jusqu'aux frontières de l'impossible

Par Marc Chartier

Cet explorateur français (1907-1995), ingénieur, officier de marine et ethnologue, fut le créateur des Expéditions polaires françaises et l'organisateur d'expéditions au Groenland et en terre Adélie.
J'ai pu le rencontrer en 1988, alors qu'il était de passage à Paris pour la présentation de deux de ses ouvrages et l'inauguration d'une exposition consacrée aux Eskimos de la côte est du Groenland.


MC: Lorsque l'on parle de votre expérience de découvreur au pôle Nord et en terre Adélie, on vous qualifie tantôt d'explorateur, tantôt d'aventurier. Laquelle de ces deux appellations vous convient le mieux?

P.-E. Victor: Un explorateur, d'après la définition du dictionnaire, est quelqu'un qui part à la découverte de terres inconnues ou peu connues. C'est ce que j'ai réalisé une fois dans ma vie, en 1937. Sur la côte est du Groenland, j'ai en effet exploré tout un arrière-pays de montagnes, en attribuant à ces différents sites des noms qui figurent désormais sur toutes les cartes de cette région.
Par contre, pour ce qui concerne la terre Adélie, je n'ai pas participé moi-même aux expéditions dans cette contrée de l'Antarctique, même si je les ai organisées et dirigées.
Je crois donc être davantage un aventurier qu'un explorateur, à condition que l'on comprenne le mot "aventure" selon la signification qu'il a dans la langue anglaise (adventure), avec une nuance d'orientation vers un but à atteindre.
Évidemment, la poursuite de l'inutile peut être parfaitement justifiée. Mais si, en complément de l'attrait de l'inutile et de la recherche de ses propres limites, on travaille à apporter de nouvelles connaissances à l'humanité, on fait alors oeuvre scientifique. C'est ce que j'ai cherché à réaliser.

MC: À lire les récits de vos expéditions, on peut parfois se demander quelles furent vos véritables motivations. S'agissait-il pour vous de fringale de découvrir de nouveaux mondes? Ou bien ne s'y mêlait-il pas un désir de fuir la tiédeur d'une vie marquée par ce que vous appelez le «boumédo» (boulot-métro-dodo)?
P.-E. Victor: C'est un peu complexe en vérité. La fuite?... Non! Je ne crois pas avoir jamais fui devant quoi que ce soit.
Étais-je poussé par un désir d'aventure? Certainement! Par instinct et par goût, parce que je suis un scientifique d'esprit et de formation, j'ai toujours été guidé par un souci de connaissance et de recherche.

MC: Au terme de votre traversée du désert de glace en 1936, vous avez écrit: «Parmi mes semblables, j'avais été spectateur. Parmi les Eskimos, j'étais participant. J'ai découvert la liberté. La seule: celle d'être... »
P.-E. Victor: Ce n'est pas du blablabla, je vous assure! J'avais vingt-neuf ans lorsque je me suis lancé dans cette traversée qui a été difficile, extrêmement difficile, pour mes compagnons et pour moi-même. Il m'aura fallu attendre cette merveilleuse aventure pour n'attacher d'importance qu'à ce qui en a vraiment, pour ne pas me laisser grignoter par mes fantômes. En un mot: pour devenir réellement un homme.

MC: Les risques d'une telle expédition étaient très importants. N'êtes-vous pas allé jusqu'à l'extrême limite du possible? Ou de l'impossible?

P.-E. Victor: Oui, mes compagnons et moi étions animés, au départ, par le désir de savoir jusqu'où on ne peut plus aller. Lorsque nous avons réalisé la traversée du Groenland, les conditions de notre expédition étaient beaucoup plus difficiles qu'elles ne pourraient l'être actuellement. Pas de ravitaillement, pas de liaison pour appeler au secours en cas de détresse... Et quand bien même aurions-nous appelé, personne n'aurait pu venir à notre aide.
Il n'en est plus ainsi aujourd'hui. On peut se faire ravitailler par avion ou par hélicoptère tous les 300, voire tous les 100 kilomètres. À la limite, on pourrait même effectuer la traversée de l'Antarctique sans rien avoir ou presque sur le traîneau.

MC: Cinquante ans après vos expéditions au pôle Nord, continuez-vous encore à exploiter des documents datant de cette époque?
P.-E. Victor: J'ai rapporté en effet une très grande quantité de notes prises sur place, auxquelles j'avais joint bon nombre de croquis et d'illustrations sur les traditions des Eskimos, leurs moyens de déplacement, la technique du kayak... Beaucoup de ces documents sont encore inédits, mais le Musée de l'Homme travaille actuellement à leur publication. Plusieurs ouvrages à caractère scientifique paraîtront sous peu.

MC: Pourquoi l'aventurier que vous êtes n'a-t-il pas prolongé son séjour au Groenland? Vous possédiez pourtant la langue et étiez parfaitement initié aux coutumes des Eskimos, au point d'avoir été adopté par une famille...
P.-E. Victor: Après mon expédition de 1937, au cours de laquelle j'avais amassé de très nombreux renseignements sur le mode de vie des Eskimos, j'ai tenu à rentrer en France pour mettre au clair toutes mes notes. En outre, je souhaitais poursuivre mes recherches en entreprenant notamment une expédition tout autour du Cercle polaire afin d'étudier la manière dont des populations différentes s'y prennent pour faire face à des conditions de vie identiques. Mais il y a eu la guerre. Les circonstances ne m'ont pas permis de mener à bien mon projet.

MC: Que sont devenus aujourd'hui les Eskimos?

P.-E. Victor: Je pourrais vous répéter aujourd'hui ce que j'écrivais il y a cinquante ans, lors de mon premier contact avec le Groenland: «Ces Eskimos, je les connais bien... et pourtant, je ne les connais pas. Je sais tout sur eux sans rien savoir!»
Les Eskimos que j'ai connus sont devenus Danois. Ce sont des fonctionnaires, menacés dans leur identité culturelle et leurs traditions les plus authentiques.
La chasse, par exemple, qui fait partie de leurs coutumes quasi viscérales, n'est plus pour eux qu'une activité secondaire. Ils ne sont plus désormais que des chasseurs du dimanche. Et pourtant, leur naturel guette la moindre occasion pour refaire surface. À la fin d'un bon repas, lorsqu'il est rassasié de riz, de sucre et de lait, un Eskimo peut très bien dire: «Je suis repu», puis ajouter presque aussitôt après: «J'ai faim.» Sous-entendu: «... de viande de phoque!»
Quelle que soit la façon dont évolueront leurs pratiques coutumières, je pense que les Eskimos n'ont pas dit leur dernier mot. Qu'ils soient au Groenland, au Canada ou en Alaska, ils ont conscience d'appartenir à une communauté qui entend bien retrouver ses racines.

MC: Des agences de tourisme proposent maintenant le Groenland comme destination. Que pensez-vous de cette forme de tourisme?
P.-E. Victor: Tout d'abord qu'elle coûte extrêmement cher! Mais que l'on organise des balades en traîneau dans la région d'Ammassalik, cela fait partie d'une évolution irréversible... même si ces voyages de luxe m'attristent plutôt.
Les Eskimos en tirent sans aucun doute profit. Mais je constate qu'ils ont troqué leurs anoraks et leurs bottes en peau de phoque pour de la pacotille en caoutchouc et en tissu. Est-ce la preuve qu'ils seront emportés bien malgré eux par un mode de vie au rabais?

MC: Des territoires comme le Groenland sont-ils encore des terres d'exploration? La véritable aventure, telle que celle que vous avez connue, ne s'est-elle pas arrachée à l'attraction terrestre pour partir à la conquête de l'espace?
P.-E. Victor: Il est évident que l'aventure a pris aujourd'hui un second souffle. L'espace est en effet un domaine où l'homme pourra satisfaire son désir d'aller toujours plus loin dans l'exploration et la connaissance. Et pourtant, quoique minuscule, notreTerre est encore très vaste si l'on se place du point de vue de l'homme qui l'habite. L'ethnologie a donc encore du champ devant elle, au Groenland comme... en Bretagne! Tout folklore mis à part...
L'aventure, pour moi, est partout... mais peut-être d'abord à l'intérieur de nous-mêmes, dans notre tête. J'ai connu un jeune homme qui avait fait le tour du monde, comme matelot à bord de la Jeanne d'Arc. Et pourtant, il n'avait rien vu, rien entendu. Le malheureux!
L'environnement, bien sûr, aide à définir une véritable vie d'aventure. Mais il ne suffit pas, loin de là.

MC: Si vous deviez repartir maintenant pour une autre expédition, quelle destination choisiriez-vous?
P.-E. Victor: Si j'étais libre et indépendant, je repartirais pour les régions polaires, sans l'ombre d'une hésitation. Il y a largement place pour d'autres explorations dans ces contrées du bout du monde.
La science est infinie. Plus elle progresse, plus elle a de nouvelles découvertes à réaliser.


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