Vous pourriez penser que pour un litt-magazinero comme moi, en bonne santé (ça reste à voir) & en adéquation avec ses principes, les avantages l'emportent sur les inconvénients. Ça serait méconnaître le sujet. Je me disais que d'être seul une bonne partie du temps serait une source inééééépuisable de satisfactions intellectuelles qui ne ferait que décupler ma concentration à la lecture &, soyons totalement crazy in love, à l'analyse de cette base de donnée infiniment inépuisable &, surtout, ô combien frustrante (pile de livres à lire: à peu près une cinquantaine). Au lieu de ça je passe mon temps à emmerder les copains dans la salle de rédaction du Club, je leurs propose une collection absurde de photos d 'Alain Fleischer en artiste méga sourcillé (dont une en Maître des Réveilles Matin), j'essaie de finir un machinchose sur le buko-fantesque-mais-pas-que Fuck America d'Hilserath (je viens de m'y reprendre à quatre fois pour écrire correctement son nom)... raaaaagh!!! HilseNrath (cinq), j'écoute "Without Mabataki" de Yuichiro Fujimoto en me persuadant que je pourrais faire mieux &, c'est là où je voulais en finir (venir ne sert plus à rien), reste planté, extatique, devant le carte du monde qui surplombe mon lit, sur laquelle j'ai mis de petites étoiles vertes là où je suis déjà allé & qui menace de s'effondrer au moindre courant d'air. Allez zou! avant d'attaquer pour de bon: j'ai cette carte avec moi depuis mes 13 ans - ça n'est évidement pas la même depuis tout ce temps - juste un peu. La première, offerte par mon grand-père, était une carte des Messageries Maritimes avec, en rouge, toutes les lignes qui partaient de Marseille & du Havre. Cette carte est morte je sais plus très bien comment (patatras!) mais elle fut remplacée. Je me console en me disant qu'il existe une carte platonicienne au-delà de toutes les cartes & que, chaque carte étant la Carte, n'importe laquelle peut remplacer ma carte des Messageries Maritimes. Mais hier, en bloquant par ci par là, évitant de relire pour la énième fois des passages entiers d'Extinction de Bernhard (Ma mère n'est qu'une sombre connasse! Ai je dit à Gambetti & puis les jardiniers c'est les meilleurs, pas comme ces cons de chasseurs...) je tombe sur ceci:
BücherLandes via Strange Maps
(cliquer sur la carte pour agrandir)
En substance le texte explique que cette carte est l'œuvre d'un illustrateur allemand, Alphons Woelfle, & qu'elle représente l'étendue & les divisions du BücherLandes (le Pays des Livres). Comme on peut le voir la carte est constituée d'une demi douzaine de territoires dont la plupart sont distinctement nommés: Leserrepublik (le République des Lecteurs), Vereinigte Buchlandelsstaaten (les États-Unis des Libraires), Recensentia (une sorte de Royaume de la Critique), Makalaturia (le Pays de la Page Blanche... pour les fans de poésie US: les Terres Vaines), la capitale de ce continent de l'imaginaire, dont Manguel s'est allègrement passé, se nomme Officina que l'on pourrait traduire par l'Officine, le Bureau ou, plus vraisemblablement (vu la petite « polémique » que l'on retrouve dans les commentaires) par: l'Atelier (sous entendu celui de l'imprimeur). Derrière ces grandes lignes se cachent quelques subtilités géographiques plutôt intéressantes comme le Volksausgabenteich, le Lac des Éditions Populaire (juste en dessous à droite de l'enluminure de la carte), ou le Schloß Platitüde, Château des Lieu-Commun (en bas à gauche, pas très loin du Gemein Plätze, le Terrain d'Entente)... le pays de la Poésie (Poesia) qui est une presqu'île (presque isolée mais pas tout à fait) dont la forme est celle d'une harpe. On y voit aussi une Mer des Nouvelles Parutions (Meer der Neu Erschetnungen), une mine de de la Littérature Dégénérée (Asphaltliteratur Bergwerke) placée dans la République des Lecteurs mais à la frontière avec la Province Interdite (au milieu à l'extrême gauche – hum...) etc etc... les germanophones vont se régaler.
Rien n'y fait, une immense bibliothèque émerge - une espèce d'organisation qui se voudrait moins rigide & on parviendrait presque à en tirer un système, cette barbarie philosophique héritée d'Aristote, Thomas d'Aquin & Hegel, qui nous permettrait, à tout hasard, de structurer un tant soit peu ce charabia. Ceci dit, tout reste impalpable & c'est cela qui est intéressant. Il y a une espèce de dichotomie exponentielle, un travail de l'imaginaire, un jeux de significations magiques, voire erronées, qui s'appuie sur une science très pointue, un outil politique.
Bien sûr chacun de ces mots, de ces noms posés entre deux montagnes est un moyen d'écrire le monde différemment. Écrire le monde ou l'imaginer. Kif kif. La représentation de ce dernier à travers des noms fictifs, des lieux agglutinés les uns aux autres peut parfois confiner au naturalisme le plus aigu sans jamais pourtant se départir de cette imagination vitale. La carte de la Terre du Milieu en est l'exemple le plus frappant, où l'on voit un J.R.R. Tolkien ne reculant devant aucun excès de détails à l'intérieur même de son texte & qui pousse la « perfection » du vraisemblable à son paroxysme. Ou encore celle de l'île de la série Lost qui, en matérialisant presque officiellement les lieux du scenario, ouvre de nouvelles possibilités dans la fiction. Les cartes imaginaires ont toujours été les plus passionnantes parce qu'elles sont toutes pleines jusqu'à la gorge de « sens ». Chaque détail, le moindre cours d'eau, la moindre forêt est une épopée totale. Je me souviens que la première fois que j'ai eu entre les mains le récit des expéditions que Raleigh avait fait en vue de découvrir El Dorado: j'ai passé les trois premières heures à scruter les différentes reproductions d'époque (celle de Henricus Hondius, 1635 – Sanson d'Abbeville, 1734 – des éditions Hulsius, 1599... toutes disponibles dans l'édition Utz) avec des mentions du genre « possible passage vers El Dorado » ou « Lac Eldorado – entrée sous marine ». Les quatre cartes du livres sont toutes identiques quant à la géographie déjà éprouvée mais pas une ne place l'El Dorado au même endroit & ce, bien avant que Candide vienne y ajouter son avis.
Pour finir cette digression impromptue au style étrangement ampoulé, & qui pourrait largement se poursuivre à la lecture d'un article du Bookforum, quoique sur d'autres niveaux, il me faut repenser à ma ville natale dont le plan, roman picaresque à lui tout seul, est une pure extension de l'imaginaire local. En écrivant cela je farfouille un coup dans ma collection de cartes. J'en ai un sacré paquet depuis celle de mon grand-père, de Tombouctou à Lisbonne en passant par New York. Chacune d'entre elles est une machine fictionnelle en veille. Rester une heure en regardant les ruelles du quartier de Josevof ne me rappelle pas seulement mes lectures de Kafka ou de Meyrink mais m'en offre une nouvelle version. Tout le monde sait aujourd'hui que le plan de Washington DC contient cent fois plus d'énigmes que tous les romans piteux de Dan Brown réunis, tout le monde sait que L'Enfant était un petit malin. Borges disait que la Bible était sans aucun doute le plus grand livre fantastique jamais écrit. Vrai. Les cartes & les plans itou.