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Un Xérès avec Carole Martinez

Par Schlabaya

Carole Martinez, auteure de l'époustouflant "Coeur Cousu", a bien voulu se prêter au jeu de la cyberterview. Autour d'un bon Xérès et d'une assiette de tapas, elle a répondu avec gentillesse à mes questions sur son roman.

1) Tout d'abord, puisque nous sommes dans un salon de thé virtuel, installez-vous confortablement, et permettez-moi de vous offrir une cyber-boisson ! Thé, café, chocolat chaud, Xérès ?

Vu l'heure, il est plus d'une heure du matin, je prendrais bien un Xérès. C'est une délicate attention de m'en avoir préparé un flacon virtuel.

 2) Votre roman, "Le coeur cousu" a connu un destin original. Si je ne m'abuse, vous l'avez d'abord envoyé, encore inachevé, aux éditions Gallimard, sans vraiment y croire, et il a suscité l'enthousiasme. On vous a alors encouragée à le terminer, et il a été publié dans la foulée (une belle anecdote à opposer aux détracteurs du "mansucrit arrivé par la poste"). J'ai cru comprendre que vous ressentiez à ce moment-là une certaine ambivalence vis-à-vis de ce livre : d'un côté, il vous tenait à coeur, de l'autre, vous doutiez de votre talent... Qu'en était-il précisément ?

J'ai déposé les deux premières parties du roman à l'accueil de chez Gallimard. J'ai d'ailleurs pas mal erré avant d'arriver à dénicher la rue Sébastien Bottin. Elle est bien cachée. C'était juillet, il faisait chaud, mais il pleuvait. Je n'ai pas voulu regarder sur un plan, j'y suis allé comme à tâtons. Ce livre m'avait déjà accompagnée dix ans et le compagnonnage n'était pas terminé. Donc j'y tenais. Ce n'était pas simple de le lâcher, de prendre le risque qu'il soit refusé. Pourtant, je voulais le déposer car mon congé était lui arrivé à son terme et que je ne me pensais pas capable de finir de l'écrire tout en travaillant. Mon mari qui a toujours cru en moi m'a encouragé à le proposer à une maison d'édition tel quel. Il était très attaché à ce roman et il espérait qu'en cas de réponse positive j'en écrirais enfin la fin. Il ne lit pas beaucoup, mais a décidé dès notre rencontre, il y a vingt ans, que j'avais du talent. On peut dire qu'il est le pôle qui ne doute pas et que moi je me contente de rêver.Je trouvais que cette histoire était belle, j'aimais mes personnages et me laissais porter par eux, mais j'avais très peur que mon écriture ne desserve tout cela. C'est étrange comme on peut douter et rêver à la fois, dans un même mouvement. Ne pas croire en soi, mais se rêver plus fort. La réponse encourageante de Gallimard m'a scotchée.Quand Jean-Marie Laclavetine m'a dit que j'étais une conteuse formidable, j'attendais un "mais". Le "mais" n'est pas venu. Il a même vanté mon style, cette façon d'écrire plutôt épaisse qui est la mienne. J'ai mis un certain temps à redescendre sur terre et, une fois retombée, j'avais encore plus peur. Tellement peur que je ne suis plus parvenue à sortir une ligne pendant des semaines. J'ai finalement réussi à venir à bout du projet en sept mois (quatre mois de plus que ce que j'avais annoncé).

3) A sa sortie, il n'a pas bénéficié d'une couverture médiatique particulière. En revanche, au bout de quelques mois, le bouche-à-oreille a bien fonctionné. Les libraires se sont passionnés pour le "Coeur cousu" et l'ont conseillé à leurs clients, les prix littéraires ont commencé à pleuvoir, les médias s'y sont intéressés également : la presse, la blogosphère, WebTV... Les critiques sont très majoritairement élogieuses. Ce succès est certainement très gratifiant; vous a-t-il au moins rassurée quant à la qualité de votre style, quant à votre légitimité en tant qu'écrivain ?

C'est sûr que le Coeur cousu a surtout été porté par ses lecteurs et par les libraires qui n'ont pas cessé de le proposer. En parlant de lecteur, je remercie aussi Anne Crignon du Nouvel Obs qui a adoré le livre et l'a sorti à deux reprises de son trou. Elle m'a tellement fait de bien quand je l'ai eu au téléphone, elle débordait d'enthousiasme. C'était merveilleux, car le livre était dans les librairies depuis plus de deux mois et c'était le grand silence. Enfin, je parlais à une lectrice. J'avais un retour. Il y a eu trois autres papiers magnifiques (Stéphane Guibourgé, Xavier Houssin, Astrid de Larminat) et puis une pluie de prix et une quantité d'articles en province. Un rêve. Pourtant les ventes du livre ont vraiment décollé plus tard. C'est très mystérieux, mais cela prouve qu'il faut des étincelles et que le feu ne dure que grâce aux libraires et aux lecteurs, à leur bouche à oreilles. Un mélange subtil. Pour comprendre l'angoisse qu'est la sortie d'un roman, il faut savoir que la durée de vie moyenne d'un livre est très courte, deux ou trois mois m'a-t-on dit, en si peu de temps un bouche à oreille n'a pas vraiment la possibilité de s'installer. Les livres sont des éphémères et ils arrivent par nuées d'où l' importante de la presse qui doit réagir très vite pour les enraciner en librairie.Aujourd'hui, même si beaucoup de gens me parlent de mon roman, je ne suis pas rassurée du tout. J'ai toujours aussi peur de ne pas être à la hauteur, maintenant je me dis que je ne suis plus celle qui a écrit le Coeur cousu -dont je ne conteste d'ailleurs plus la force. Je me torture en me persuadant que j'ai changé, que j'ai été capable, mais que je ne le suis plus. Je m'invente parfois des histoires insensées : le dentiste en m'arrachant une dent va m'ôter le siège de l'imagination. Les doutes restent les mêmes. Je pense que cela me ralentit énormément, mais qu'il n'y a pas grand chose à faire et que lenteur et doutes peuvent avoir des côtés positifs. Je garde mon rythme tâtonnant et je prends le temps d'intégrer la vie à ce que je suis en train d'écrire. Certes elle est largement déformée, je suis loin de l'autofiction, mais elle sert d'aliment à la création. Et je suis un auteur au très faible rendement, beaucoup de vie / très peu d'écriture. Je reprendrais bien un Xérès.

4) Ce roman est inspiré de l'histoire de votre famille, en particulier de votre aïeule Frasquita Carasco, à la destinée romanesque. C'est votre propre grand-mère qui vous a inlassablement parlé de cette ancêtre, je crois. Et ce qu'elle en disait provenait également d'une tradition orale, avec ce que cela suppose de variantes et d'enjolivures. Vous-même avez également brodé autour de cette trame narrative. Avez-vous eu accès à des documents, des archives concernant les protagonistes réels de cette histoire ?

Non, il ne reste rien et j'avoue ne pas avoir cherché. Les archives étaient dans les têtes, la réalité de cette histoire n'a jamais été remise en question par les femmes qui m'ont précédée. Sans doute chaque génération brodait-elle quelques motifs pour embellir Frasquita ! Rien n'a jamais été écrit dans la famille. Avant ma grand-mère Nini, c'était même le désert : pas de photos, pas de textes, rien que quelques documents officiels conservés avec soin. Mais ce vide n'était pas silencieux bien au contraire, il débordait de possibles, de personnages mythiques qui semblaient venir d'avant l'invention de l'écriture, alors qu'à peine trois ou quatre générations nous séparaient. Frasquita Carasco, mon héroïne, est arrivée jusqu'à moi portée par des murmures de femmes. Racontée, déformée, sublimée par des analphabètes, Frasquita, mon aïeule, a été pétrie de voix humaines. Et c'est dans l'écriture que sont nés ses enfants. J'ai rempli les blancs. Je savais que cette femme, mon arrière-arrière grand mère, avait fui son village du sud de l'Espagne après avoir été jouée au jeu par son mari, mais à quel jeu ? Ca, on l'ignorait. Ma grand-mère me disait : "Mais comment veux-tu qu'elle l'ait su ? Puisqu'elle n'a pas attendu le retour de son mari pour se sauver avec ses enfants dans la charrette à bras. Ce sont les voisines qui l'avaient prévenue." J'ai inventé, rempli les trous, joué avec ce personnage trop grand pour moi, fort de tout ce qu'il avait traversé, la mer, les sables, le temps, et tout cela sans savoir ni lire ni écrire. Tout cela grâce au souffle de la tradition orale. Comme pour le passage des prières. Ma grand-mère connaissait des prières qu'elle tenait de sa mère, des prières pour guérir qui jamais ne devaient être écrites, des prières que des générations de femmes s'étaient passées de bouche à oreilles. Qu'on y croit ou non, peu importe, tout cela est gros de poésie. Et je me suis toujours trouvée chanceuse d'être la première génération à pouvoir, à savoir, à avoir cette possibilité et ce désir d'écrire. J'ai justement eu envie de ressusciter ces femmes magnifiques qui m'ont précédée et n'ont laissé aucune trace tangible.

5) Il est bon, ce Xérès ? Je vois que vous faites honneur à mes tapas, j'en suis ravie ! Dans la famille, vous êtes donc la première à avoir accès à la lecture et à l'écriture : il y a donc rupture vis-à-vis d'une tradition orale, mais paradoxalement, cela vous permet de faire revivre vos ancêtres et de leur rendre hommage. Soledad, la narratrice du "Coeur cousu", qui est un peu votre double, vit, quant à elle très douloureusement ce don qu'elle a reçu en partage, et qu'elle considère comme une malédiction... Comment expliquez-vous cette ambivalence ?

Mon père serait furieux de lire un truc pareil. Il sait lire et écrit merveilleusement bien, mais j'ai égaré tous ses poèmes quand j'étais adolescente et il ne m'en a jamais voulu. L'écriture était pour lui associée à la dépression, à un moment de sa vie qu'il préférait oublier. Ma grand-mère admirait les écrivains, elle avait son certificat d'études, elle a tenu des dizaines de livres de comptes, mais jamais elle n'aurait osé écrire autre chose que le prix du pain ou du poulet. C'était une compteuse sur papier et une conteuse, elle écrivait sur l'air. Elle était un livre. Il faut une autorisation pour écrire, pour se donner le droit de se lancer dans un roman. La boîte que reçoit Soledad, c'est cette autorisation. Elle croit se défaire de la lignée, se défaire de tous ceux qui ne sont pas elle, mais qui l'habitent : sa mère, ses soeurs, en les jetant sur le papier, mais ce faisant elle resserre les liens. Elle réinvente sa mère, la ressuscite par le double pouvoir de l'écriture. L'écriture serait un peu comme cette prière du dernier soir qui permet de lever les morts. J'aime beaucoup cette idée d'une parole performative, cette force magique des mots, des abracadabras ... Ne peut-on pas rapprocher certains livres d'une prière ? La malédiction vient de ce que ces personnages, tout comme nous les vrais personnes d'ailleurs, sont des êtres modelés par des mots, ceux de leurs proches surtout, et leur destin, ce qu'ils vont trouver dans leur boîte, n'est jamais que ce que les mots des autres y ont mis. Et puis ce qui me plaît c'est que je ne m'explique pas tout.. justement. J'aurais bien besoin d'une Frasquita pour recoudre mon petit discours ! C'est sans doute le Xérès !

6) "Le coeur cousu" a reçu neuf prix littéraires. Auparavant, vous avez publié un autre roman, pour adolescents, celui-ci : "Le cri du livre". Je ne l'ai pas encore lu, mais ma curiosité est en éveil : vous voulez bien nous en dire quelques mots ?

Je me suis bien amusée. Je l'ai écrit en trois semaines en attendant les résultats d'un examen que j'étais certaine d'avoir raté (j'étais devenue brutalement totalement muette à l'oral, ce qui parait impossible quand on me connait) et que j'avais vraiment raté.C'est un policier de 150 pages pour les 12/13 ans. L'histoire d'un garçon dont les deux parents sont aveugles et qui vit dans un monde millimétré. Sa crise d'adolescence le pousse à tout déplacer dans la maison pour que ses parents perdent leurs repères. Pendant que son père et sa mère se débattent dans un univers inconnu, l'enfant qui a une longue vue va assister à un meurtre, mais il voit la scène à travers son télescope et n'en discerne que des fragments, il observe tout de trop près. La fille qui mènera l'enquête avec lui a suivi la même scène mais de trop loin, elle n'a pu voir que des silhouettes.

7) Tiens, la bouteille de Xérès est finie ! Il est donc temps de conclure... J'ai cru comprendre qu'un autre roman était en cours de rédaction ou de publication... Je suis impatiente de le lire, et je ne suis certainement pas la seule. Aurons-nous le plaisir de le découvrir lors de la rentrée littéraire, en septembre ?

Pour la rentrée de septembre c'est totalement raté, absolument pas achevé, je n'ai pas encore atteint le milieu ... Pour me consoler je me suis dit que je n'écrirais pas beaucoup de livres dans ma vie et que c'était comme ça. Si j'arrive à en sortir 6 en comptant le Coeur cousu, je serai contente. Au revoir et merci pour les tapas.

Merci beaucoup à Carole Martinez pour cette cyberterview, j'espère qu'elle donnera envie à d'autres lecteurs de se plonger dans "Le Coeur cousu"


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