Relire Boris Vian à l’aube de la quarantaine avec un degré de compréhension qui n’est plus tout à fait le même que durant les années de lycée est un pure délice. Mon seul et unique contact avec cet écrivain remonte à la troisième lorsque mon professeur de français nous avait enjoints de lire les aventures de Colin et de sa bande. Je me souvenais pas de grand-chose à vrai dire, hormis le détournement d'un grand nom de la philosophie, le fameux Jean-Sol Partre. Me serais-je penché à nouveau sur cet auteur si l'on ne commémorait pas le cinquantième anniversaire de sa disparition ? C'est peu probable.
Cette fois en tout cas, j'avais plutôt envie de varier le support de lecture.
Audiolib a eu l'excellente idée d'éditer trois CD de textes de Vian – j'en reparlerai ici-même - dont le premier est lu par Arthur H. Ma première réaction fut de saluer cette association allant de soi. Et puis, le doute a commencé à s'installer dans ma tête. Car on peut être bon musicien, bon chanteur, il n'empêche : servir un texte écrit par un autre n'est pas la même chose. J'ai eu l'occasion d'entendre ou de voir le fils de Jacques Higelin en interview mais jamais de l'entendre lire un roman. A moins que vous n'assimiliez un morceau comme Cool jazz à une narration plus qu'à du chant. En fait, plus je différai l'écoute de L'écume des jours plus j'avais des doutes quant à la fusion des deux univers.
Les premières secondes m'ont totalement dérouté. J'avais du mal à accepter que la vie d'un bourgeois comme Colin puisse être racontée par une voix caverneuse comme peut l'être celle du narrateur. Quelle erreur ! Car à mesure que l'on avance dans le livre, l'absurde s'installe. Ce dont je ne me souvenais pas. Petit à petit, Arthur H prend possession du roman et en restitue le côté insolite sans jamais jouer, en gardant la bonne distance. Jamais il ne se laisse impressionner par les sentiers détournés que Vian fait emprunter à son lecteur. Il ne cherche pas à feindre, il lit ces dialogues aux formes les plus simples et qui donnent l'impression d'être en face de personnages figés dans leur univers. Un univers qui inverse les valeurs.
Dans L'écume des jours, certains personnages pensent que l'on « tourne mal » si l'on fait des études de philosophie, qu'il n'est pas absurde d'aller assister à la « fête d'anniversaire d'un caniche ». Ils ne trouvent pas incongru qu'un « nénuphar puisse pousser dans un poumon », etc... Oui, ce qui m'a frappé en me replongeant dans ce texte, c'est cette notion d'absurde qui, à mon âge et dans la société où nous sommes, a définitivement une autre résonnance. Cette écoute m'a rappelé des passages du théâtre de Beckett.
Mais il y a de nombreuses autres portes qui ne demandent qu'à être ouvertes par le lecteur. L'une serait poussée par un amateur de jazz, tant les références à ce style musical sont nombreuses. Il y a aussi une critique de l'idolâtrie – Chick préfère collectionner les ouvrages de Jean-Sol Partre plutôt que d'essayer de les comprendre -, du monde du travail – je vous conseille vivement le passage concernant l'entretien d'embauche de Colin -. Tout cela est servi par une langue qui regorge de trouvailles : Archimerdre, nutritionner, zonzonnaient, doublezons, etc... Je vois dans cette langue la preuve évidente de ce que disait Philippe Kohly dans le documentaire dont je vous ai parlé ci-dessous, à savoir la tentative d'importer la liberté du jazz dans la littérature. Et le résultat est un livre « surréaliste » où la vie des personnages est « vraie puisqu’imaginée », comme il est spécifié par Vian lui-même dans la préface.
J'ai oublié de vous dire que cette audition dure sept heures. Ce n'est pas rien sept heures, vous direz-vous. Mais ce moment passe vite, surtout si vous prenez soin, comme je l'ai fait moi-même, de copier le CD dans votre baladeur numérique. La petite musique du texte vous trotte tellement dans la tête que vous avez hâte d'en reprendre au plus vite l'écoute.
Si le plus grand mérite revient bien sûr à Boris Vian dont le texte, je trouve, n'a pas pris une ride, bien au contraire, il faut aussi, je le crois, saluer Arthur H qui entre définitivement dans la famille des grands conteurs.