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Loin de Narcopole

Par Schlabaya

Voici une dernière version de cette nouvelle, que j'ai envoyée hier au concours de la nouvelle George Sand sur le thème "entre deux rives" (peu d'espoir, mais on ne sait jamais...)

Yaldes et Aélis s’étaient croisés furtivement à maintes reprises dans les tréfonds de la mégalopole d’Urbanis-Narcopole où tous deux survivaient dans l’errance. La société avait fait d’eux d’eux des fugitifs et des hors-la-loi; mais, voleurs et vagabonds par nécessité, ils s'étaient accoutumés à la vie de bohème. Faute de manger chaque jour à leur faim, ils subsistaient grâce aux drogues frelatées et à l’alcool de contrebande qui exaltaient leurs coeurs transis. Ils se les procuraient facilement, soit qu’Aélis veuille bien accorder ses faveurs aux trafiquants qui hantaient les bas-fonds, soit que Yaldes se fasse payer ainsi pour ses participations à divers fric-frac. Leurs errements se chevauchant sans cesse, ils finirent par y voir un appel du destin, et décidèrent de nouer l’un à l’autre leurs lambeaux d’existences.

Aélis avait connu des jours meilleurs, puisqu’elle était la fille d’un couple de boutiquiers prospérant dans un quartier honorable d’Urbanis. Mais c’était la honte de sa famille. Après qu’elle eut fugué à plusieurs reprises, et participé à diverses manifestations contre l’ordre établi, ses parents épouvantés l’avaient dénoncée aux autorités, et elle avait dû s’exiler jusqu’aux soubassements de la ville. Yaldes, quant à lui, avait pour ainsi dire toujours vécu dans les abysses de Narcopole. Lorsqu’il était encore un bébé, sa famille, fuyant une contrée déchirée par la guerre, avait fini par échouer là, faute de pouvoir trouver refuge dans le monde policé d’Urbanis. Aélis avait brûlé toute trace de son ancienne vie, tandis que Yaldes n’avait jamais possédé de papiers d’identité. Ni l’un ni l’autre ne pouvait donc justifier d’une existence officielle, ce qui rendait périlleuse la moindre échappée hors du cloaque de Narcopole. Les milices qui patrouillaient la ville d’en haut avaient droit de vie et de mort sur les non-citoyens venus d’en bas. Ces derniers ne se risquaient à l’air libre que clandestinement, se livrant à quelques pillages dans des faubourgs mal surveillés aux abords d’Urbanis, ou bien trafiquant dans l’ombre avec des margoulins du cru. Le quotidien des habitants de Narcopole oscillait sans cesse entre le froid, la faim et l’ennui. Pour tuer le temps, entre deux rapines, on jouait à des jeux rudimentaires. A partir des cartes, des dés et des osselets volés aux citoyens d’en haut, on inventait des règles tarabiscotées. Yaldes et Aélis, qui s’accommodaient tant bien que mal de cette survivance, sentaient pourtant obscurément ce que leur destinée avait de lamentable. Parfois, divaguant sous l’effet des narcotiques, ou bien échauffés par une flasque de méchante vinasse, ils s’enflammaient, s’imaginant vibrer d’une vie authentique au coeur d’une nature souveraine. Un jour, affirmaient-ils, ils fuiraient à cent lieues de la mégalopole tentaculaire et des abîmes où ils croupissaient, et, loin vers le sud, ils mèneraient une existence heureuse et bucolique. Alors, leurs compagnons d’infortune, à qui toutes ces billevesées ne disaient rien qui vaille, persiflaient, les prenaient à partie, et finissaient par se fâcher. Tournant le dos à la horde, les deux amants, entremêlant leurs membres rachitiques, se chuchotaient à l’oreille mille et une chimères avant de sombrer dans un sommeil fébrile. Une nuit, pourtant, ils s’enhardirent. Tandis que leurs comparses ronflaient bruyamment, tapis les uns contre les autres dans un recoin obscur, ils se levèrent en catimini et entreprirent de sillonner l’immense fourmilière constituée par les caves et les canaux souterrains de Narcopole. Yaldes, qui avait acquis depuis sa prime enfance un sens de l’orientation sans faille, guidait sa compagne. De cloaque en catacombe, de crypte en corridor, ils parvinrent au point du jour à une trouée hors de la mégalopole. Que de lumière ! Éblouis, ils mirent quelques instants à s’acclimater au grand jour. Découvrant un paysage désolé à perte de vue, ils se dirigèrent vers le sud, où, croyaient-ils, serpentait une rivière au milieu d’un bois sauvage... Dans son enfance, Yaldes avait entendu de la bouche de ses parents de nombreux récits sur le monde extérieur, les cours d'eau, les forêts; Aélis, quant à elle, gardait un souvenir vivant de la faune et de la flore décrites dans ses livres d’images d’autrefois.

Le bois sauvage existait bel et bien. A quelques heures de marche d’Urbanis-Narcopole, il déployait une végétation luxuriante, contrastant avec l’austérité de la steppe que les amants faméliques avaient traversée de part en part. - Peste-foutredieu, que c'est beau ! s'exclama Yaldes, subjugué. - C’est merveilleux, reconnut Aélis.  C’était d’abord une explosion de sensations inédites : des couleurs, des senteurs, des textures et des bruits, dont ni l’un ni l’autre n’avait la moindre idée. La forêt regorgeait d’espèces inconnues. Des arbres aux essences variées étendaient leurs frondaisons jusqu’au ciel, divers petits plants poussaient çà et là, chargés de fruits savoureux dont Yaldes et Aélis, affamés, se régalèrent. Les chants des oiseaux les émerveillèrent. Poursuivant leur errance vers le sud, ils aperçurent de nombreux animaux : des écureuils au pelage flamboyant sautant de branche en branche; de jolis lapins gris folâtrant et sautillant de tous côtés; quelques biches gracieuses, accourant à leur portée... Tous, en les apercevant, bondissaient d'effroi, disparaissaient au creux d'un arbre, s'enfonçaient dans un terrier, ou bien détalaient à la volée. - Y z'ont pas confiance dans les humains, puteborgne, conclut le jeune homme. - Comme je les comprends, soupira sa compagne.  La faim à nouveau, se fit sentir. Aélis et Yaldes cueillirent quelques champignons aux jolies couleurs qui poussaient en abondance au pied des arbres. Le goût leur parut agréable, et il s'en régalèrent. Bientôt, ils furent pris d’étranges malaises. Leur vision se brouilla, une fatigue intense s’empara d’eux... Tout d’un coup, comme sous l’effet d’un mirage, une clairière verdoyante leur apparut, traversée par une rivière au cours nonchalant dont le ruban argenté serpentait au soleil. Titubant, ils s’agenouillèrent sur la berge et épanchèrent leur soif; puis, apaisés, ils étendirent l’une contre l’autre leurs carcasses efflanquées aux chairs parcimonieuses. Tous deux, entrelacés, gisaient alanguis sur le rivage herbeux de la rivière, à l'ombre d'un saule pleureur. Leurs corps graciles parcourus de frissons, l'esprit enfiévré par d'étranges vapeurs, ils planaient de concert. C'était une rêverie limpide et sereine, et bientôt, glissant dans un sommeil hypnotique, ils se fondirent dans le petit monde lacustre dont leur parvenaient de légers bruissements. Çà et là, des grenouilles coassaient, un martin-pêcheur plongeait à pic, un ragondin fendait l'eau en quête de nourriture... Soudain, Aélis fut tirée de sa somnolence par l'irruption d'un grand lapin noir très élégant, aux oreilles ourlées de satin rose. Sautillant jusqu'à elle, l'animal s'enquit d'une voix pressante :  - Très chère, auriez-vous l'heure ?  - L'heure ! s'écria-t-elle. Non, par exemple ! Je ne porte pas de montre – jamais de la vie ! A quoi bon courir après le temps ?  - Hum, hum, c'est très fâcheux, commenta le lapin. Je suis probablement en retard, voyez-vous. J'ai voulu remonter le temps en rebroussant les fuseaux horaires. J'ai bondi, bondi, bondi ! Résultat : ma montre de gousset s'est affolée, les aiguilles tournent à l'envers. Me voilà bien avancé !  De la gorge d'Aélis jaillirent mille éclats de rire cristallins.  - C'est vraiment tordant ! Et où donc allez-vous, maintenant ?  - Je suis invité à un thé dansant. Me feriez-vous l'amabilité d'être ma cavalière ?  - Danser avec un lapin ? s'offusqua-t-elle, incrédule. Quelle idée abracadabrante !  Mortifié, le lapin détourna le museau, et sa fourrure lustrée se ternit. La jeune fille s'avisa alors que c'était un animal de belle prestance et que sa réaction peu amène l'avait blessé dans sa fierté. Il était revêtu d'une redingote de velours noir, d'une chemise satinée assortie, et d'une lavallière à pois blancs taillée dans une soie chatoyante. Une pochette ornée du même motif complétait sa tenue. Elle-même, avec ses vieilles frusques défraîchies et sa chevelure tout emmêlée, ne pouvait prétendre à une telle élégance. Confuse, elle reprit : - C'est-à-dire, c'est très gentil à vous de m'inviter... mais qu'en diront les gens ? Nous ne sommes pas très assortis... - Allons donc, chère amie ! Vous êtes une ravissante créature. Vous emprunterez une tenue de bal au vestiaire. Et à présent, dépêchons ! Duchesse m'a bien recommandé de ne pas musarder en chemin.- Une duchesse ? Mais je ne... Quoi qu'il en soit, je ne suis pas seule. Où est mon compagnon ?  - Pressons, pressons ! insista le lapin.  Et s'emparant de son bras, malgré ses protestations. il se campa sur la berge et agita sa pochette de soie en marmottant une formule cabalistique. Aélis, stupéfaite, vit l'écoulement des flots s'interrompre en un point de la rivière... Un terrier géant, creusé à même le lit du cours d'eau, apparut entre les deux rives; le lapin s'y propulsa avec elle. Côte à côte, ils glissèrent le long d'un tunnel terreux et humide, au parcours aussi sinueux qu'une montagne russe. Aélis, qui se voyait sans cesse projetée de gauche à droite, contre les parois suintantes, se cramponnait nerveusement au lapin. La descente périlleuse s'acheva enfin, lorsque la jeune fille et son comparse aux longues oreilles atterrirent sur de moelleux coussins recouverts de soie brillante aux couleurs vives, dans ce qui semblait être une antichambre. C'était une pièce octogonale, aux murs garnis de tentures indiennes. Sur une table basse, de multiples bâtons d'encens brûlaient, dégageant de suaves volutes de fumée. - En voilà des manières ! s'exclama-t-elle, furieuse, dès qu'elle eut repris son souffle. Je ne suis pas près d'oublier cette invitation ! Et comment...  - Chut-chut-chut, voyons! Marquise pourrait vous entendre. C'est à elle que vous aurez affaire au vestiaire. Prenez cette petite porte sur votre gauche : je vous attendrai ici. Abasourdie, Aélis traversa un rideau de perles colorées, et déboucha dans une salle basse de plafond, qui paraissait s'étendre indéfiniment. Face à elle, un dressoir-labyrinthe sillonnait l'espace, hérissé de portants et de penderies, de porte-manteaux et d'étagères; une procession de somptueux habits de diverses époques, un alignement de bottes et de souliers, une ribambelle de chapeaux, de coiffes et de diadèmes s'y déployaient. Trônant à un comptoir, non loin de l'entrée, une vieille chatte de gouttière à l'oeil vitreux et aux allures d'entremetteuse buvait, à même la carafe de cristal, de grandes rasades d'un breuvage verdâtre aux reflets irisés. Sa soif provisoirement étanchée, elle se pourlécha les babines et considéra Aélis d'un air inquisiteur.  - Qu'est-ce tu me veux, ma caille ? s'enquit la féline matrone d'une voix rauque, en exhibant négligemment ses longues griffes vernies de rose fuchsia.- On m'a dit que je pourrais emprunter ici une tenue habillée... C'est pour le thé dansant de la Duchesse, précisa timidement la jeune fille.  - Tu veux tenter le casting, c'est ça ? questionna la chatte en dévoilant une rangée de superbes crocs.  - C'est-à-dire... Le lapin noir m'a conviée à danser, mais je ne sais pas...  - Milord t'a invitée ! Faudra pas lui faire honte, alors, parce que vu ta dégaine... Je vais te dégoter une robe de soirée, et des grolles un peu stylées. On reconnaît toujours l'élégance d'une Dame à ses godasses ! Avec un tromblon au-dessus de la tronche, tu seras au top. Je vais aussi démêler ta tignasse, ça sera pas du luxe ! Et puis te sucrer la gaufre : t'as le teint blafard qu'on dirait un cadavre. Je vais faire de toi une vraie Reine, ma cocotte !  Aélis la dévisagea, incrédule. Marquise, qui venait de quitter son comptoir, était vêtue de la façon la plus tapageuse et la plus contraire au bon goût. Pourtant, la gourgandine connaissait son métier. Sans hésiter le moins du monde quant à la taille ou aux diverses mensurations de sa protégée, elle parvint en un tour de main à l'habiller de pied en cap, à la coiffer et à la farder à son avantage. Une fois sa tâche terminée, elle l'invita à se contempler devant une psyché. Aélis, confondue, ne put qu'admirer l'habileté dont Marquise avait fait preuve. Elle était méconnaissable, revêtue d'une robe incarnat dont la jupe évasée, le buste ajusté et le tomber fluide soulignaient gracieusement ses formes déliées. Ses longs cheveux bruns, brossés et tressés, étaient retenus à l'arrière de sa tête par un savant jeu d'épingles, et noués d'un ruban écarlate. Des escarpins rubis et un chapeau assorti complétaient sa tenue. La vieille chatte, curieusement, n'était pas dénuée de sens esthétique... Mais pourquoi diable vouloir transformer une parfaite inconnue en gravure de mode?  - Alors, heureuse ? la questionna Marquise, avec dans la voix une pointe d'ironie amère dont la jeune fille ne perçut pas la cause.  - C'est magnifique, Madame. Comment vous remercier?  - En étant à la hauteur, ma p'tite, rétorqua la matrone. Ce que Milord attend de toi, c'est que tu tapes dans l'oeil du Nain Jaune, pas besoin d'être un génie pour piger ça.- Le Nain Jaune? s'étonna Aélis.  - Le Nain Jaune, ouais ! Pour sûr qu'il cherche une Dame de Pique, pardi. Et tu pourrais bien faire l'affaire ! - Une Dame de Pique ? Mais je ne... - Et pour commencer, tu vas grouiller tes puces, Milord t'attend ! Allez, fissa ! Déconcertée, Aélis se hâta d'obtempérer, et rejoignit le lapin qui sautillait d’impatience.- Vous voilà enfin, très chère ! Vous êtes belle à ravir, allons-y. Sur ces mots, il s'empara nerveusement de son bras et la mena en trottinant hors de la petite pièce octogonale, à travers un dédale de couloirs et de galeries. - S'il vous plaît! protesta Aélis, j'aimerais des explications. Marquise m'a touché un mot au sujet d'un certain Nain Jaune, j'avoue avoir du mal à saisir... - Vous n'êtes donc pas au courant ! Le Nain Jaune recherche, pour les besoins du jeu, une Dame de Pique et un Valet de Trèfle afin de remplacer les précédents, qui se sont enfuis ensemble la nuit dernière. - Une Reine et un Valet ! Comme c'est romantique ! - Chut-chut-chut, ma chère, on pourrait vous entendre! Leur tête est mise à prix. C'est que le Nain Jaune ne badine pas, voyez-vous ! Duchesse a aussitôt organisé un thé dansant, et nous a recommandé à tous d'y amener des figures. - Vous m'avez invitée pour jouer aux cartes ! s'écria la jeune fille, outrée.- Tout juste, chère amie, et j'entends bien que vous soyez choisie. De toutes les délicieuses créatures que j'ai jamais vues... Halte ! Nous y voilà. Le lapin stoppa net devant une porte de bois d'ébène munie d'un heurtoir en or massif, dont il se saisit afin de frapper trois coups. Un lévrier revêtu d'une livrée leur ouvrit aussitôt et annonça à la cantonade : - Milord Blackmourning ! La maîtresse de cérémonie s'approcha avec majesté des nouveaux venus. Contrairement à sa congénère Marquise, Duchesse ne semblait pas avoir usurpé son titre. C'était une chatte angora au poil soyeux et gris, aux yeux verts en amande, revêtue d'une robe d'un violet sombre et d'un turban assorti. Une profonde mélancolie émanait de sa personne. Courtoisement, bien que d'une voix chagrine, elle souhaita à Aélis la bienvenue, et enjoignit au couple de prendre part à la danse. C'était une sauterie bien bizarre. Dans un angle de la salle de bal, d’étranges musiciens se produisaient : un loup, un renard et une belette vêtus comme un dimanche, mais un dimanche funèbre. Ils usaient d'instruments désuets, diversement biscornus et pareillement désaccordés, dont ils réussissaient à tirer une musique des plus discordantes. Sur la piste, divers animaux endeuillés se trémoussaient, une tasse de thé posée sur une soucoupe valsant entre leurs pattes. Ils virevoltaient, tournoyaient et s'interrompaient à tout instant, pour s’en aller remplir à nouveau leur tasse au buffet. Ils en profitaient alors pour gonfler leurs poches de scones et de muffins, et retournaient danser en prenant bien garde à ne pas s'éclabousser. - On ne s'assied donc pas à table pour prendre le thé? s'étrangla Aélis. - En aucune façon, rétorqua le lapin. Cela ne serait plus un thé dansant, s'il en était ainsi. Une tasse bien pleine, ma chère? Et, sans donner à sa compagne le temps de lui répondre, il lui fourra dans les mains une miniature de porcelaine emplie d'un breuvage très noir, et l'entraîna sur la piste. Aélis avait toutes les peines du monde à ne pas renverser son thé en suivant le rythme infernal auquel son partenaire tentait de la soumettre ! Soudain, la porte d'entrée s'ouvrit à nouveau, et le valet de pied annonça : – Baronne von Trauerzeit! La baronne était une belle renarde à la fourrure grise, aux grands yeux anthracite; comme Duchesse, elle arborait une tenue de demi-deuil. Mais Aélis fut immédiatement captivée par la vue de son cavalier... Était-ce bien Yaldes, ce fringant jeune homme vêtu comme un valet du temps jadis ? Elle ne lui avait jamais connu cette belle prestance ! Qu’était donc devenu son compagnon de misère, dégingandé, avec son teint maladif et son visage émacié ? Comme frappée par la foudre, elle s'arrêta de danser et, fascinée, suivit du regard le bel étranger. - Que vous arrive-t-il, chère amie ? s'enquit le lapin, irrité. Dansez, que diable ! Ou bien voudriez-vous que le Nain Jaune s'en mêle ? - Que m'importe le Nain Jaune ? riposta Aélis sans réfléchir. - Insensée ! Le Nain Jaune n'est pas à mépriser. Ne vous avisez pas de le mécontenter ! Le défunt mari de Duchesse en a fait la triste expérience, ainsi que feu mon épouse... Mais vous ne m'écoutez pas ! Aélis n'avait plus d'ouïe ni de regard que pour Yaldes. Ce dernier s'avança jusqu'à elle, plongeant dans les siens ses grands yeux sombres aux prunelles dilatées. - C'est moi, Yaldes, dit-il enfin. - Je te reconnais, souffla-t-elle. Enfin... Je crois. - Tu ressembles à ma chérie... Aélis, qu'elle s'appelait. Mais t'es différente... Encore plus belle, si ça se pouvait. T'es bien mon Aélis, et pas une putain d'hallucination ?- Je suis Aélis, répondit-elle. C'est bien moi. Je t'assure. - On est où, morte-croûte ? Et cette brochette de bestiaux fringués comme des bouffons, y nous veulent quoi ? s'enquit-il d'une voix vibrante d'où sourdait une sombre angoisse.- Rien qui vaille... Viens avec moi, souffla-t-elle, ne restons pas ici. - T'as raison ! Bastos-rapidos, on va pas s'enquiller ici.Main dans la main, ils quittèrent la piste, ignorant les admonestations du lapin qui, catastrophé, s'arrachait les moustaches. Aélis déposa sa tasse sur la table du buffet, et, ensemble, ils se dirigèrent crânement vers la sortie. - Que nenni, vous ne passerez point ! leur objecta le laquais-lévrier en leur barrant le passage.- Nous ne demandons qu'à retourner dans la clairière ! protesta Aélis. Duchesse, accourant vers eux, les retint d'un geste maternel. - Renoncez à vous enfuir, jeunes gens, implora-t-elle. Le Nain Jaune ne connaît aucune pitié. Sa vengeance serait mortelle... La féline s'exprimait d'une voix dolente... Comme pour confirmer ses dires, le Nain Jaune fit irruption dans la salle de bal, suivi de deux laquais portant chacun une figure de carton déchirée et plantée au bout d'une pique. Sans mot dire, les deux valets firent le tour de la pièce en exhibant les trophées des amants fugitifs. Le Nain Jaune était un personnage court sur pattes, au ventre proéminent. Tout de jaune vêtu depuis les chausses jusqu'au bonnet à trois pointes, il était affligé d'un teint cireux, d'une paire d'yeux chassieux et d'un nez crochu. Sa gueule grimaçante s'ouvrait sur des dents outrageusement ébréchées et jaunies. Il se tourna vers les jeunes gens et les observa un instant en ricanant. S'adressant à Duchesse, il s'écria d'une voix nasillarde :- Voici donc la Dame de Pique et le Valet de Trèfle ? - Oui, plaise à Votre Seigneurie, s'écria la chatte tout en exécutant une gracieuse révérence.- Ils sont acceptables. Qu'ils ne s'avisent jamais de nous fausser compagnie ! - Ils n'y songent pas, plaida Duchesse. Venez, très chers, je vais vous présenter au Roi de Coeur, ainsi qu'au Sept et au Dix de Carreau, avec qui vous aurez le plaisir de jouer de nombreuses parties. - Le plaisir, c'est vite dit ! s'insurgea la jeune fille. Nous avons passé l'âge pour ce genre d'amusement... Laissez-nous repartir ! - Jeunes gens, je vous en conjure... murmura Duchesse en blêmissant. - Soyez raisonnables, glapit la Baronne à mi-voix.- Allez tous vous faire farcir à sec, maudits gibiers de baisodrome ! pesta le jeune homme. Lâchez-nous la grappe, vous et vos momeries. Aucune envie de faire mumuse avec ce nabot pisseux ! A ces mots, le Nain Jaune se fâcha jusqu'à en devenir jaune citron. Fulminant de rage, il agita les bras et proféra d'une voix terrible : - Par la Fleur de Soufre, je vous maudis et vous condamne à être encartés pour l'éternité, vils manants que vous êtes !Aélis se fâcha et s'écria : - Qui vous écoute, à la fin ? Vous n'êtes qu'un personnage de jeu de cartes, seul un fou pourrait vous craindre ! Un frémissement parcourut l'assemblée. Mais le Nain Jaune, maître du Rouge et du Noir, n'eut qu'à étendre le bras. La Dame de Pique et le Valet de Trèfle, transfigurés, tombèrent à plat sur le dallage. Un laquais les ramassa prestement, tandis qu'un autre s'en allait chercher le reste du jeu. Les cartes furent battues toutes ensemble, et, sous l'égide du Nain Jaune, une nouvelle partie commença. Par un matin brumeux, une poignée d’aventuriers issus des bas-fonds se mirent en quête des amants fugitifs qui croyaient trouver le bonheur plus au sud. Ils reconnurent leurs compagnons d’infortune dans ces deux corps sans vie gisant dans la clairière, au bord d’une rivière limpide. Quelques larmes coulèrent, furtivement. Une tombe fut creusée, où furent ensevelis les amants défunts. Dans les méandres bourbeux de Narcopole, la populace se souviendra d'eux quelque temps, avec un peu de vague à l’âme; puis leurs images s'estomperont jusqu’à disparaître des mémoires, comme les figures dérisoires d'un jeu de cartes oublié. Mais, dans le bois sauvage où reposent leurs careasses, deux arbres aux branches entrelacées ont pris racine au bord de la rivière, loin de la mégalopole tentaculaire; et leurs rameaux bourgeonnent et fleurissent comme en un éternel printemps.


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