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Michel Onfray regarde Gérard Garouste

Publié le 06 juillet 2009 par Savatier

 Un proverbe chinois affirme : « Quand le sage montre la lune, le sot regarde le doigt. » Tentons de transposer : confronté à un tableau, le même sot ne regarderait que le tableau en tant qu’objet, s’arrêterait au premier degré, celui du graphisme, de la composition, de l’harmonie des couleurs, sans tenter de comprendre le message de l’artiste, les forces qui le sous-tendent, l’histoire dans laquelle il s’inscrit.

Michel Onfray n’a rien d’un sot. Dans un essai passionnant au titre énigmatique (lire l’ouvrage permet de résoudre cette énigme), L’Apiculteur et les Indiens (Galilée, 128 pages, 24 €), le regard qu’il porte sur l’œuvre du peintre Gérard Garouste ne se limite donc pas à ce « premier effet rétinien ». Comme il le souligne, « la rétine, c’est aussi et surtout du cerveau projeté en interface du monde et de l’être. De sorte qu’il existe un effet rétinien second, celui du sens. Après l’effet du saisissement plastique pur, on débouche, normalement, dans la clairière de la signification. »

Mais, avec Gérard Garouste, face à son œuvre baroque, complexe et tourmentée, se trouve-t-on vraiment dans une clairière ? Peut-être, mais, pour y parvenir, il faut auparavant traverser une forêt dense, accepter de s’égarer un peu, de s’égratigner aux ronciers du questionnement et, surtout, savoir lire les signes qu’il a déposés tout au long du chemin – en d’autres termes, interpréter les indices qu’il a discrètement placés dans ses toiles. Michel Onfray nous aide à parcourir ce labyrinthe, avec, pour fil d’Ariane, la vie du peintre, son terrible secret – de ces secrets de famille qui font les délices de Claude Chabrol lorsqu’il croque, dans tous les sens du terme, l’honorable bourgeoisie.

Ces signes, quels sont-ils ? L’auteur les identifie dans une liste non exhaustive : « Créatures fantasques, anamorphoses de corps pneumatiques, physiologies oniriques, chimères mentales, créatures extravagantes, situations abracabrantesques, visages grimaçants sur des corps fragmentés, schémas corporels réinventés, bestiaires magiques, flore mystique, danse de figures talmudiques et autres révolutions plastiques du réel –, emportés dans un vortex sans fin. » On pense à Jérôme Bosch, à Goya, à Francis Bacon. J’y reviendrai.

Car, avant d’aller plus loin, il faut lever le voile sur ce secret : le père de l’artiste appartient à la « catégorie du salaud » : farouchement antisémite par conviction, il avait construit sa fortune (dans l’industrie du meuble) par spoliation des biens des Juifs pendant l’Occupation et en tirait plus de fierté que de remords. Garouste naît juste après la Libération, il n’est pas responsable de son ascendance mais qu’importe, la figure de ce père, violent, cynique, le hante, le ronge, le détruit. Jusqu’à la folie – une folie temporaire, dépressive, mais qu’il faut toutefois prendre au sens asilaire du terme.

Avec la sympathie évidente qu’il éprouve pour le peintre, Michel Onfray se livre à l’exploration de plusieurs de ses tableaux, dont la plupart sont reproduits dans le cahier d’illustrations. Il en décrypte les symboles, à l’aide d’informations livrées par Gérard Garouste lui-même. Cette approche n’a rien de simple car, si le peintre sème quelques cailloux blancs sur son sentier, il en dissimule d’autres parfois, obligeant à un constant jeu de piste qui, tout le long du livre, tient le lecteur en éveil.

On comprend vite quelle importance occupe le secret de famille dans l’œuvre de l’artiste. Ce fils d’antisémite, élevé par lui dans un catholicisme rigoureux, voire étouffant, va apprendre l’hébreu pour lire et étudier l’Ancien Testament et le Talmud dans le texte, pour échapper à la traduction fautive – issue de « traductions de traductions » ou volontairement erronée – qui en est donnée par l’Eglise : « Mais comment l’Eglise pourrait-elle entendre la vérité de Gérard Garouste, qui est vérité pure, quand il affirme, à juste titre, que le christianisme se constitue par la spoliation du texte vétérotestamentaire dans le dessein de prouver la vérité de l’existence de son Messie en l’affublant des qualités dont le texte ancien disait qu’elles seraient celles de l’homme attendu pour sauver l’humanité ? » Un exemple ? La traduction délibérée d’almah par « Vierge », en lieu et place de « jeune fille nubile ».

Il serait difficile d’énumérer ici les symboles relevés par l’auteur ou d’en livrer ses interprétations sans risquer de dénaturer son propos et dérober au lecteur le plaisir de sa lecture. En revanche, on ne peut passer sous silence la belle définition que Michel Onfray donne de cet artiste : « un marrane inversé », et qu’il justifie ainsi :

« Certes, il ne se convertit pas, mais il pratique la sagesse juive au grand jour en se faisant l’exégète scrupuleux et très savant de quelques versets du Talmud sur lesquels il travaille longtemps pour en peindre l’aventure. De sorte que son projet de déchristianiser le judéo-christianisme le conduit à inverser la position habituelle du marrane qui est officiellement catholique, mais judaïsant en secret : lui paraît judaïsant dans son œuvre de peintre, mais catholique, non pas en secret, mais par la grâce pénible du baptême familial et du formatage de sa psyché par la religion de son père antisémite. »

L’Apiculteur et les Indiens est nourri d’érudition, mais aussi d’un enthousiasme chaleureux. Il offre un bel exemple de lecture de l’œuvre peint de Gérard Garouste. Pourquoi « de lecture » et non « de la lecture » ? Tentons de définir la nuance. L’œuvre d’un artiste est le fruit d’une rencontre entre l’histoire (la sienne, ici marquée par le secret de famille), l’Histoire (la grande, dominée ici par le XXe siècle) et l’histoire de l’art, dont la connaissance reste déterminante pour que l’œuvre puisse s’y inscrire, mais aussi par les jeux d’influences, d’inspirations, de références qu’elle dévoile. Méfions-nous toutefois des mots. Influences, inspirations, références ne signifient ni plagiat, ni copie. L’œuvre de Gérard Garouste s’impose dans son originalité propre. Mais le regard que peut porter sur elle l’historien de l’art différera forcément de celui du philosophe. Entre ces deux regards, il ne saurait être question de hiérarchie, encore moins d’opposition, mais bel et bien de complémentarité. Michel Onfray réagit en philosophe et en ami, il cherche à percer les secrets de l’œuvre à travers les fêlures et les fractures de l’homme, sa recherche d’identité ; il s’intéresse donc davantage à l’histoire et à l’Histoire. Sans négliger ces paramètres, l’historien de l’art s’arrêtera plus longuement sur les aspects relevant de son domaine : le grand mouvement d’évolution de l’art, les passerelles lancées, à travers le temps et l’espace, entre les créateurs.

C’est pourquoi, devant les toiles de Garouste, je ne puis m’empêcher de penser à Bacon (et à ses souffrances), à Chagall (ses personnages comme suspendus dans l’air, la présence fréquente d’animaux, son interprétation de la peinture juive qu’il avait parfaitement assimilée). Cependant, j’ai le sentiment que les inspirations de ce peintre illustrateur de Don Quichotte viennent de plus loin et, avant tout, d’Espagne. Difficile, en effet, de ne pas rapprocher son graphisme et sa palette de ceux du Gréco ; mêmes cieux tourmentés, gammes approchantes de rouges, d’ocres, de bleus, manières voisines de traiter le derme et, souvent, l’ombre et la lumière.

Difficile aussi de ne pas associer à ces corps fragmentés, disloqués, la Prémonition de la guerre civile de Dali (1936) et certains tableaux de Picasso (Guernica bien sûr, mais pas seulement). La guerre semble consubstantielle à bien des tableaux de Gérard Garouste. Et, d’ailleurs, comment tenter d’expliquer sa manière de peindre ses personnages (bras et jambes inversés, parfois mutilés, têtes posées dans un hasard étudié à de multiples endroits du corps…) sans se référer à la guerre ? Plus précisément, où trouver une scène bien réelle offrant cette même représentation de corps et de membres démantelés, livrés au désordre de l’amoncellement, sinon dans les photographies des charniers d’Auschwitz ? Et comment ne pas songer à leur lien, direct ou indirect, avec un père dont le fils s’est fixé comme but de réparer les erreurs ?

Mais il est plus difficile encore de comprendre certaines peintures reproduites dans L’Apiculteur et les Indiens sans se référer à Goya et, plus spécifiquement, à sa célèbre série de 80 gravures réunies sous le titre Les Caprices (Los Caprichos, 1799) qui lui valut interdiction de la censure et confrontation avec l’Inquisition. En voici un exemple parmi d’autres : dans son essai, Michel Onfray donne une intéressante interprétation de l’âne – exactement opposée à la symbolique populaire – en le présentant comme une métaphore du sage, de la sagesse. Evoquant une toile, L’Etudiant et l’autre lui-même, il écrit : « L’étudiant, Garouste lui-même, arbore le visage attentif et tendu de celui qui apprend ; en même temps qu’il est chargé, non pas comme un baudet, mais d’un baudet. » Or, on retrouve dans Les Caprices plusieurs gravures (notamment les planches 37 à 42) qui viennent étayer son propos. Ainsi en est-il de la planche 37 (Si sabrá más el discípulo?) dans laquelle un âne enseigne l’alphabet à un ânon. Quant à la planche 42 (Tú que no puedes), il suffit de la comparer à L’Etudiant et l’autre lui-même pour que la communauté d’inspiration devienne évidente ; elle prouve que Garouste a assimilé Goya pour se livrer, en toute liberté, à sa propre création, originale entre toutes.

Michel Onfray s’agace que des commentateurs fassent « de Gérard Garouste un peintre réactionnaire, conservateur, emblématique d’un retour à la figure comme antidote arrivant fort à propos pour guérir de la modernité issue de Marcel Duchamp. » Retour à la vieille querelle des anciens et des modernes ! Il a raison. Loin de jouer à rassurer, cet artiste questionne. Ses compositions déroutent et inquiètent d’autant plus que sa technique se rapproche précisément de celle des classiques. Il invite à la réflexion dans chacune de ses toiles. Et il nous invite, finalement, à nous rapprocher de la vraie sagesse de l’âne.

Illustrations : Gérard Garouste, Isaïe d’Issenheim, 2007 - Gérard Garouste, L’Etudiant et l’Autre lui-même, 2007 - Goya, Les Caprices, planche 42, gravure.


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