Je donnais il y a peu un portrait littéraire de Félix Fénéon par Armand Charpentier, la lecture du chapitre de Né en 76 de Francis Jourdain (1), consacré aux « utilités », « comparses » et « figurants » gravitant autour des « premiers rôles » du Grenier Goncourt, nous renseigne un peu plus sur le laborieux Charpentier :
« Si la camaraderie explique l'accueil cordial fait, dans un milieu très fermé, au sympathique Gustave Toudouze ou à François de Nion, elle ne joua assurément pas en faveur d'Armand Charpentier dont personne ne se souciait le moins du monde ; et le malheureux était bien trop maladroit et lourd pour que l'on puisse parler d'intrigue. Sa présence au Grenier était une victoire de la force d'inertie, le résultat de la ténacité. Qui eût pu dire pourquoi et comment il se trouvait là ? Son assurance prêtait à sourire ; l'innocence de ses truismes prêtait à rire. Ses gaffes avaient l'avantage (?) de rappeler une existence que, faute d'elles, on eut oubliée. Employé de ministère comme maints écrivains, mais, lui, sans talent, Charpentier s'était, d'après quelques clichés trouvés dans de mauvais livres, tracé de l'homme de lettres une image naïve à laquelle il s'efforçait de ressembler et dont les éléments essentiels se trouvaient réunis dans le « papier » (rédigé par lui-même, sur lui-même, sous le couvert de l'anonymat) inséré dans un périodique complaisant et discret. Armand s'y montrait « portant le monocle plus par fantaisie que par myopie ». Jobard à l'allure sceptique, faisant le fendant, heureux de jouer au boulevardier, à l'habitué des salles d'armes, de rédaction et de théâtre, il était tout entier dans la fallacieuse aisance avec laquelle, d'un geste exagérément désinvolte, il faisait tourner autour de son index, le cordon du fameux monocle, emblème de son parisianisme. On n'eût trouvé dans ce coeur simple aucune trace de méchanceté, mais celle de l'amertume que provoquait une série d'insuccès. Il se consolait cependant, se rangeant au nombre des grands incompris, depuis toujours outragés par les béotiens.
Pour que ce classement fut justifié et cette consolation tout à fait efficace, quelques outrages eussent évidemment été opportuns. Hélas ! Les béotiens se taisaient. Les Athéniens aussi, d'ailleurs. Un beau jour, sous la signature de cette vieille bête de Sarcey, parut cependant un compte rendu désobligeant d'un livre de Charpentier. Enfin ! La Béotie bougeait ! Ravi, Charpentier fit circuler sur les grands boulevards un pauvre clochard à barbe grise et sale, portant sur le dos et l'estomac de petites affiches assez semblables aux pancartes d'appartements à louer. Elles portaient cette injonction motivée : « Lisez Le Roman d'un singe !... Sarcey l'a éreinté !! ». Cette trouvaille publicitaire fut sans effet. Pour rendre l'histoire plus attendrissante, Alphonse Daudet assurait que l'homme-sandwich était le propre père de l'infortuné romancier.
Il tâta de la politique. L'ayant entendu tenir des propos du plus pur individualisme anarchiste, les chers confrères s'étonnaient de voir le cher ami se présenter à la députation avec l'étiquette radicale. « Assez de ratages ! Expliquait-il ingénument ; j'ai dans ma carrière littéraire, essuyé suffisamment d'échecs pour être, en politique bien décidé à ne pas recommencer. Je ferai ce qu'il faudra pour réussir ». Il ne réussit pas, s'entêta, récidiva, ne connut que des vestes. Pourquoi ?... Il en valait bien d'autres. Et il sut aussi bien que le maître-à-penser, que l'académicien Maurice Barrès pousser avec émotion le cri cent fois répété : « Vive Neuilly-Boulogne !» ou « Vive le Premier Arrondissement !» (A vtai dire, je ne jurerais pas que ce n'ait pas été pour Billancourt ou le Troisième arrondissement que Charpentier se soit senti pris d'un subit et sincère enthousiasme.)
La fréquentation des réunions électorales donna au black-boulé l'habitude de la parole en public et une absolue confiance en ses dons oratoires. Durant l'affaire Dreyfus (n'ai-je pas dit qu'il était honnête et bien intentionné ?), il servit la cause de la Justice ; pas un banquet n'eut lieu – que ce fût pour fêter Tailhade ou pour honorer la mémoire de Balzac – sans que l'auteur du Roman d'un singe ne se levât pour prononcer un discours qu'il lardait des noms de Zola, de Picquart, de Trarieux, de Laborie, de Bernard Lazare, de toutes nos vedettes. Après chacun de ces noms, il ajoutait immanquablement : « ... Auquel vous me permettrez bien d'adresser un salut fraternel ». les applaudissements témoignaient de l'empressement avec lequel cette permission était accordée, si fréquemment qu'elle fût sollicitée. Il arrivait à Charpentier d'abuser ; à la six ou septième demande, les bravos étaient moins frénétiques, se nuançaient d'une ironie bonne enfant. Grâce à Charpentier, nous entrions en récréation ; au vestiaire, en remettant chacun son pardessus, on échangeait des sourires : « Sacré Charpentier ! » disait-on, au fond assez content du moment de détente qu'on lui devait. »
(1) Francis Jourdain : Né en 76. Editions du Pavillon, 1951
Le premier volume de souvenir de Francis Jourdain, peintre, écrivain, critique d'art, décorateur, artisan d'art, militant d'abord anarchiste, puis pour la paix, il fut proche de Romain Rolland. Son père, Frantz Jourdain, fut l'architecte de la Samaritaine, défenseur des impressionnistes, ami de Monet, batailleur, disciple de Jules Vallès, ennemi du conformisme et de l'académisme, il fréquentait le grenier des Goncourt et dirigea le Salon d'Automne, on le retrouve avec ses amis dans les souvenirs de Francis, tout comme son « oncle Gaston » peintre méconnu, mort jeune. Maurice Thomas (futur Maurice Tourneur), Maurice Cremnitz furent des camarade de Francis au lycée Condorcet. La maison de Daudet à Champrosay fut pour lui un terrain de jeu, avec pour camarade Lucien Daudet. Tout en se préparant au baccalauréat, Francis devint critique d'art à La Vie Moderne, il fréquente alors toutes les expositions avec Cremnitz, Louis Rouart et le peintre Launay. C'est en découvrant la galerie Le Barc de Bouttevile et la dernière génération des peintres modernes (Bonnard, Vuillard, Lautrec, etc) qu'il rencontre son grand ami, son frère, Léon-Paul Fargue (« Fargue... ce nom-là est le nom même de ma jeunesse »). Un chapitre est consacré aux jeunes peintres (Emile Bernard, le père Tanguy, Van Gogh, chez Le Barc de Boutteville, Ibels, Lautrec, etc), un autre au Grenier Goncourt. Francis Jourdain nous fait aussi découvrir "Ses patrons" : Carrière, Besnard, Jean de Caldain, nous emmène au Théâtre de l'Oeuvre de Lugné Poe, etc. Francis Jourdain avec ses amis Léon-Paul Fargue, Charles-Louis Philippe, Michel Yell, Marguerite Audoux ou Léon Werth, formèrent ce que l'on put appeler le groupe de Carnetin, nom d'un village proche de Paris où ils se réunissaient le dimanche.