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Quand mordre devient fantasme

Par Chatperlipopette

Quand mordre devient fantasme
Diantre, que ce court roman est terrifiant et parfaitement efficace! Un jeune professeur d'un lycée de banlieue parisienne devient obsédé par l'idée de mordre. Chaque jour qui passe voit son idée fixe grandir, alimentée par les documentaires sur les grands prédateurs, confortée par son envie de quitter la norme, le chemin du quotidien, la route qui fait de lui un bon professeur dispensant un savoir à des adolescents souvent en souffrance.
Les dents, la dentition, la mâchoire, la pression exercée par cette dernière, le déchiquetage, le dépècement, l'univers de la morsure devient la raison d'être du narrateur.
Au fil des pages, le narrateur expose son obsession, ses désirs de mordre à pleines dents dans les aliments, le besoin de dévorer de la viande crue et sa fascination pour Ivan, un rottweiler, le chien d'un de ses voisins. Ce dernier, Jimmy, un jeune homme paumé et solitaire, en rupture sociale, ne vit que pour son chien, compagnon lui offrant par procuration la puissance qu'il ne possède pas, la crainte qu'il n'inspire pas. Le narrateur tisse des liens de bon voisinage plus que d'amitié avec Jimmy afin de se rapprocher de l'objet de sa fascination, Ivan. Une manipulation affective se met en place, masquée par les conversations et les promenades communes au cours desquelles le narrateur peut observer combien la puissance du molosse attire les jeunes femmes, roucoulantes comme si elles étaient en train de séduire le mâle dominant, et les hommes, qui se donnent des airs bravaches amors qu'ils transpirent de crainte. La fascination devant le danger potentiel est extrêmement bien cernée et décrite par l'auteur qui sans cesse place son lecteur devant ses instincts, ignorés et glauques, primitifs de prédateur, de chasseur, de mangeur de viande. La civilisation et la culture ne sont qu'un piètre vernis, toujours prêt à se fendiller ou à éclater. Un jour, alors que le degré de confiance entre le narrateur et Jimmy semble établi, ce dernier décide de lui montrer une video, essence de son intériorité et de sa violence larvée: le narrateur parvient à rester stoïque devant l'horreur des images, réelles, de tortures et autres sévices mais ne peut retenir son indignation et lance à la tête d'un Jimmy qui ne saisit absolument pas le pourquoi d'une telle réaction, tout le mépris qu'il éprouve pour lui! Jimmy prend alors conscience qu'il a été grugé, manipulé, que les démonstrations d'amitié ne concernaient, une fois de plus, que son chien Ivan, seigneur empreint de sa force sauvage aux apparences tranquilles!
Le parti pris de l'auteur, mettre en situation extrême un personnage bien installé dans la société, prof de lycée en banlieue, n'est pas anodin: le narrateur-héros est confronté quotidiennement à un affrontement dans l'arène qu'est la classe, lieu où se joue parfois de terribles mises à mort virtuelles (tel professeur craintif, ayant baissé les bras, se retrouve chahuté au-delà du supportable), lieu où il faut tenir coûte que coûte son rang de dominateur en laissant sourdre ses instincts de survie comme de chasseur...chassé ou être chassé, le choix est limité si on ne veut pas craquer et atterrir à La Verrière! Ainsi, l'environnement professionnel du narrateur est-il le déclencheur d'une névrose qui au fil du récit prend une ampleur démesurée au point qu'il s'attaque avec les dents aux murs de son appartement, aux meubles et aux objets. Les vacances d'été arrivent enfin, respiration qui emmène le narrateur en province avec des amis, l'éloignant de ses obsessions de morsures. Il constate son état psychique alarmant et parvient à se reprendre. De retour, il décide d'éliminer tout ce qui peut lui rappeler ses idées fixes et descend dans son box, à la cave, pour tout ranger. C'est alors qu'un grondement se fait entendre: Ivan le menace et tout échappatoire lui est interdite. Le combat tant attendu, dans la noirceur de ses fantasmes, arrive, la confrontation est inévitable.
"Morsure" est un roman qui glace et met très mal à l'aise malgré une écriture soignée, une plongée sans concession au coeur des fantasmes les plus sombres. Le lecteur, s'il a réussi à aller jusqu'au bout de sa lecture, en sort ébranlé, avec une chair de poule qui l'accompagne longtemps. La sauvagerie latente fait peur, très peur même car elle peut investir les personnalités les plus improbables, parce qu'elle se tapit au coeur des multiples frustrations que peut subir la jeunesse, l'adolescence (le visionnage des scènes de tortures et de violences sur autrui, réelles, est un sommet de terreur et d'horreur: on sait que certains se repaissent de ce type ignominie, que certains ont dépassé la ligne rouge, la frontière séparant la civilisation de la sauvagerie - sauvagerie que même les animaux n'atteignent pas! -).
"Morsure" explore un pan de déviance suscité par une société qui exerce moult violences sur ses citoyens, cette mise en lumière d'une certaine noirceur est très dérangeante et amène à s'interroger sur le modèle sociétal et économique proposé par notre modernité. Une lecture qui fut pour moi très difficile...cependant, je ne regrette rien!



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