Un titre qui glisse sur la langue pour aller plus vite que les sens, six sections qui organisent la matière verbale comme autant de scènes cinématographiques réinventées dans un synopsis se jouant de l’éclipse, des notes finales qui organisent un désordre et une relecture, un retour sur images doublé d’une variation sonore : Comme ça je dis pas dors réveille le ronron d’une lecture qui prendrait son temps, et impose un rythme élancé, prêt aux ruptures et aux décadrages incessants. Le poème instaure un timing empruntant au cinéma et au rock une vitesse narrative interrompue — « de bascule en bascule » — poussée à l’extrême. Un « je » et ses masques : entre autres Ada, de La Leçon de piano, et Madame Muir, dont le visage a été incarné par la fascinante Gene Tierney dans L’Aventure de Madame Muir, interviennent dans le cadre du texte et dessinent quelques silhouettes ultra féminines dont les voix, mêlées et juxtaposées, parlent du désir de parler et de s’incarner dans le visible, jusque dans le dessin du verbe. La voix chantée de Marianne Faithfull interprétant The Ballad of Lucy Jordan constitue une autre basse continue, tandis que les références musicales finales sont contenues dans l’affirmation réitérée « c’est punk ». Or ce « je » féminin n’hésite pas à aller voir du côté des hommes : ces derniers, fantômes (Rex Harrison) ou cow-boys (Machin alias John Wayne), traversent le texte sans raccord et permettent de saisir « le pur instant détour de qualité qui n’arrête pas d’être sur le point de venir ». Lorsque le moi « vrille » et « vacille » surviennent des personnages et des mélodies qui accomplissent l’entrée dans la « légende » — ce qui doit être lu —, et qui placent la vie sous tension accrue.
La vie passe par le cinéma et le rock, traverse l’écran puis devient livre, livre lui-même décomposé en blocs de prose rigoureusement cadrés ; l’existence expérimente la vie chez l’Autre, image et son, corps et souffle, celui à partir duquel une projection, cette fois intérieure et flottante, est tentée. La phrase invente une syntaxe précipitée à partir des mots les plus courants : poussière, cheval, tablier, épouse, fleur, champ, trésor, mur, décor, prairie, père, poussière, tous ces signes acquièrent une bizarrerie qui est celle, peut-être, d’une langue à la poursuite impitoyable d’elle-même, langue qui traverse le mur du son comme celui du sens en supprimant toutes les pauses discursives. Les propositions surfent sur l’ordre grammatical et prélèvent ce dont elles ont besoin pour fixer un étrange horizon, cadré de blancs et de silences. L’ellipse est intériorisée : la ponctuation est allégée, certains pronoms disparaissent, les mots outils explicitant les rapports logiques sont abandonnés. Il reste alors des fragments de dialogue, des descriptions stylisées, des situations découpées en séquences rythmiques qui offrent au « je » désincarné une flamboyance économe : « Et je ne suis pas privée j’ai tant de choses les rivages enchantés la côte et l’immense océan sauvage et contre l’art d’être un iceberg la scène du balcon sur la mer écumante ». Au cœur de la fiction et du commentaire de la fable, un phrasé accidenté et voilé conduit une histoire dénouée : ni exposition ni intrigue puisque le nœud est interne à la voix. Ci-gît le fantasme qui fait vivre, qui fait écrire, et au terme duquel le « je » en connaît un peu plus sur l’autre et l’ancien, le masculin et le féminin en lui qui lui font signe et souvent peur. Caroline Dubois écrit des sons et des images : dans un minimum de temps et d’espace, ces derniers désamorcent le devoir de faire sens. Lire toujours plus vite avec l’intuition qu’une lumière se fait lorsque le tempo rejoint celui de la voix off interne au texte, la voix-du-texte qui décolle mais ne disparaît pas du cadre, voix hantée et hantante qui résiste au discours. La mémoire de poésie est cinéma, à savoir mouvement effréné de la langue : elle travaille, dans la vitesse et la rupture, un rythme qui cumule énergie et désirs et les dispose en une nouvelle réalité vivante aux prises avec les mots.
Caroline Dubois, Comment ça je dis pas dors, POL, 2009, 90 p., 12 €.
Contribution d’Anne Malaprade