Impossible de quitter l’Irlande sans faire quelques dévotions à certains glorieux anciens, notre ami Yvon ne le supporterait pas et je ne pas pourrais le convaincre d’embarquer à bord de notre nef littéraire. Une telle abondance, une telle richesse, tant de talent dispersé et même parfois galvaudé méritent bien une petite prolongation de notre séjour. Et pourtant, nous laisserons Wilde, Joyce, Keats, Yeats, … sur le bord de la route, pour cette fois au moins, car nous reviendrons sans doute un jour boire une Guinness accoudés à un vieux comptoir au fond de la campagne irlandaise pour trinquer à la mémoire de ces monstres de la littérature. Pour cette étape, nous resterons en compagnie de celui que certains considère comme le père du roman policier, Joseph Sheridan Le Fanu et nous irons à la rencontre d’une icone de l’Irlande libre et ivre, l’inénarrable Brendan Behan, qui se disait lui-même : « Trop jeune pour mourir mais trop saoul pour vivre », comme me le rappelait mon vieil ami Yvon. Nous saluerons ensuite la mémoire de Liam O’Flaherty, écrivain de grand talent, qui a su merveilleusement nous dépeindre ces Irlandais têtus et bravaches qui préféraient crever de faim plutôt que de s’abaisser devant l’affameur anglais. Et, nous quitterons les vertes prairies de l’île après avoir rendu une petite visite à ce moine diabolique, Charles Robert Maturin, qui fut l’un des grands maîtres du roman satanique. Tous les excès sont possibles en Irlande alors pourquoi ne pas y rencontrer le diable en personne ?
Invitation au crime de Joseph Sheridan Le Fanu (1814 - 1873 )
Le Fanu plante le drapeau noir au cœur de la verte Érin pour nous raconter la tragique histoire de l’Honorable Richard Marston propriétaire d’un vieux manoir dans les environs de Chester. Cet aristocrate quinquagénaire mène une vie paisible mais austère et dépourvue d’amour et de tendresse avec sa femme qu’il néglige et sa fille qui est chaperonnée par une étrange gouvernante française au comportement particulièrement ambiguë. La vie de cette famille va brusquement basculer dans la tension, l’angoisse et enfin l’horreur quand un ancien collègue d’études, rival en amour, va s’inviter au manoir.
Ce roman publié en 1851 est considéré, selon l’éditeur actuel, comme l’un des premiers romans policiers. Le Fanu maîtrise parfaitement tous les ressorts du roman noir et sait très bien créer une atmosphère lourde et une ambiance oppressante dans un cadre majestueux mais triste et ténébreux. Dès les premières lignes du roman, il dresse un portrait inquiétant et un brin sinistre des lieux où vont évoluer les protagonistes : « A une vingtaine de mille de l’ancienne ville de Chester, en direction du sud, s’élevait, vers la fin du siècle dernier, une grande demeure, déjà en ce temps-là démodée. Elle était située au centre d’un domaine richement boisé d’arbres vénérables. Malgré la sombre majesté de ces futaies géantes et des vallonnements sur lesquels elles croissaient, l’endroit n’avait rien d’agréable. Il respirait la négligence et la ruine. Une indescriptible et sombre tristesse en émanait. Au clair de lune, les clairières et les combes prenaient une terrifiante allure spectrale et se vêtaient d’une sorte de solitude funèbre. Et même quand l’aurore embrasait les grands bois, le spectateur de ce baiser avait le cœur étreint de tristesse plus que de joie. » Le décor est planté, le récit est à l’avenant, malheureusement le dénouement n’est pas à la hauteur de ce qui le précède. Et malgré sa réputation un peu sulfureuse, j’ai l’impression que Le Fanu n’est pas allé au bout de la transgression et que la morale le gêne encore un peu aux entournures mais nous ne sommes qu’au milieu du XIX° siècle et le livre est bon bien qu’il soit court ce qui prouve qu’on peut créer un monde et des personnages sans « pisser » de la copie.
A mi-chemin entre le roman gothique et le roman victorien, Le Fanu, avec son compère anglais William Wilkie Collins dont j’ai lu « Secret absolu » il y a quelques mois seulement, ce qui me permet d’apprécier le parallèle évident entre les deux romanciers, a ouvert une route où de très nombreux auteurs de romans noirs se sont engouffrés.
Confessions d’un rebelle irlandais de Brendan Behan ( 1923 - 1964 )
Dans cet ouvrage autobiographique, Brendan Behan nous livre une partie de ses aventures, ses petits boulots, ses démêlés avec la justice ou avec la police, ses années de prison, ses coups de main, ses beuveries homériques, ses escapades sur le continent pour se faire oublier ou ses intrusions dans le Nord pour lutter contre l’envahisseur. Le talent du grand Brendan ne réside pas forcément dans sa plume mais dans son énorme panache qu’il a assumé jusqu’au bout de son ivresse et de sa vie bien trop courte mais tellement pleine, toujours debout et droit face à l’Anglais honni.
Famine de Liam O' Flaherty ( 1896 - 1984 )
Autre grand défenseur de la cause irlandaise, Liam O’Flaherty qui fut même obligé de s’exiler pour éviter la vindicte de sa Majesté, a consacré ce grand roman à la famine de 1845 qui dépeupla l’île par la mort de très nombreux habitants et par l’exil d’un bon nombre des survivants vers l’Amérique du Nord notamment. C’est ainsi que cette petite nation opprimée contribua à la construction de la plus grande puissance mondiale du XX° siècle au moins. Dans cette histoire romancée O’Flaherty n’hésite pas à condamner les Anglais comme instigateurs de cette famine destructrice de tout un peuple même si l’entêtement des Irlandais n’était pas pour rien dans l’étendue de leur malheur.
Melmoth, l’homme errant de Charles Robert Maturin ( 1780 - 1824 )
Maturin n’a pas eu à lutter contre l’Anglais, il s’est contenté d’écrire des livres iconoclastes et notamment ce fameux Melmoth qui est l’un des ancêtres de la littérature gothique et de la littérature fantastique. Ce très gros roman se compose de plusieurs histoires qui s’imbriquent les unes dans les autres pour faire raconter par des témoins les aventures de cet être maléfique, genre de juif errant, qui se déplace sur la planète pour semer ses méfaits et notamment séduire les belles et fraîches jeunes filles qu’il corrompt et délaisse. Un livre terriblement envoûtant qui s’intègre bien dans le paysage irlandais peuplé de fantômes et hanté par toutes sortes de légendes.