Magazine Culture
Tonight’s The Night de Neil Young, enregistré entre mars 1970 et décembre 1973, sorti deux ans après, le 20 juin 1975, ne serait-il pas au fond symptomatique de son époque ? Et ce, au-delà des questions de drogues qui ont contribué à sa genèse... Après, l’épuisante tournée qui suit Harverst et qui a vu mourir Danny Whitten le guitariste du groupe ainsi que Bruce Berry, roadie et néanmoins ami du loner, ce dernier est rincé. Sur les genoux. Après avoir publié le déjà très patibulaire On The Beach avec son trio aussi puissant que dépressif « Revolution Blues – Vampire Blues – Ambulance Blues », Reprise Records consent enfin à sortir Tonight’s The Night. Gueule de bois musicale malgré les débuts très funky de Tonight’s The Night Part 1. Mais les éclairages biographiques dans la vie de Neil Young ne suffisent pas à expliquer le pourquoi de ce disque qui vient clore cette grande rétrospective à la gloire du rock US. Il faut élargir la focale, sonder l’immensité du mythe américain pour comprendre l’esprit intrinsèque de l’album, sa modernité même et enfin sa vibrante mélancolie. Prière qui prend forme dans les deux parties du morceau éponyme. Je crois que l’on pourrait dresser un pont entre la création de Young et ce vers quoi Hunter S. Thompson voulait tendre : traduire la chute du rêve américain à travers un roman coup de poing. Son abondante correspondance ausculte avec une acuité géniale et drôle le marasme américain des années 70. En effet, la décennie n’est qu’une longue agonie que des événements viennent inexorablement accélérer et dont Tonight’s The Night est le climax symbolique. 17 juin 1972, cinq espions sont surpris en train de poser des micros dans les locaux du parti démocrate, situés dans l’immeuble du Watergate à Washington. L’enquête qui va suivre révélera des implications au plus haut niveau de l’état qui acculèrent Nixon à la démission le 9 mars 1974, alors qu’il avait été réélu avec une écrasante victoire contre le sénateur McGovern en novembre 72. C’est aussi l’enlisement au Vietnam, le désengagement progressif des troupes américaines commencé en 69 et le point d’orgue, le 30 avril 1975, avec la chute de Saïgon et la fin de la guerre. De nombreux vétérans de retour au pays sont alors dénigrés par leurs concitoyens et finissent dans la misère ou deviennent des marginaux. Triste époque. Mais ce n’est pas tout. Le marché de la drogue s’est étoffé. Le haschisch symbole du cool et l’acide vecteur du rêve psychédélique, érotique et communautaire avaient échappé à la pègre. Celle-ci propose alors à la jeunesse des nourritures célestes bien plus radicales : cocaïne et héroïne (cocktail jusqu’alors très new-yorkais) envahissent l’Amérique. Cette mainmise illustre un peu plus ce vaste mouvement de déclin qui saisit le visage blême d’un pays trahi par ses élites, perdu, groggy, orphelin de ses idoles disparues, fauchées, exit Janis, Jimi, Jim, Al et tant d’autres. Ce qui fera dire à Thompson en 1971 : « Ce pays est si fondamentalement pourri qu’un sale bigot comme John Wayne y est un grand héros national ». Même les stars du rock s’y mettent, mystifiées par une industrie du disque aux rouages si bien huilés qu’ils les pousseront à la prétention bouffie, au cynisme et à la richesse. Tant de compromissions finiront par accoucher des années 80 qui comptent parmi les pires moments de la création musicale. Alors, dans un tel contexte morose, plombé, Neil se paye le luxe d’une belle déprime rock qui, bien entendu, n’est pas du goût de la maison de disque, mais le bonhomme n’en a cure. Le noir a recouvert son esprit, son blues et jusqu’aux lunettes de soleil qu’il arbore sur la pochette, elle-même d’un noir laqué, glaçant. Les douze titres sont, eux, exemplaires. Inutile de préciser qu’un harmonica est ici perçu comme signe d’une tristesse désespérée, qu’une ligne mélodique ou une voix cassée porte les stigmates d’une souffrance réelle. Nan, l’important est ce que la musique réveille en nous, ces souvenirs quasi impressionnistes qui se déplient dans notre mémoire quand un morceau comme Albuquerque débute : pour moi ce sont les vacances sous la pluie où l’on ne sait que faire, ce sont les jeunes filles que je n’osais pas aborder à l’école et qui me sont passées sous le nez, putain de solitude, putain de timidité, c’est aussi le souvenir de ce vieil homme sage qui était mon grand père, mort depuis quelques années et dont le visage continue malgré tout de me sourire. Ce soir est LE soir, pas le grand mais un moment suffisamment valable pour que l’on s’en souvienne, c’est en tout cas un épisode marquant de la vie de Neil Young. Pas de sa carrière, mais de son existence et la sincérité qui s’en dégage en la preuve la plus édifiante. Finalement la décennie n’était pas si pourrie que cela, pas vrai Hunter ?!