Magazine Culture

Livre I – Partie 4 – Les trois choeurs, Aphrodite et les Charites

Par Richard Le Menn

Livre I – Partie 4 – Les trois choeurs, Aphrodite et les Charites

PHEDRE. – Certains des invités ont de multiples talents et savent tout à la fois jouer de la cithare, de la lyre et de la double flûte. Moi je préfère me faire accompagner de ces instruments.

CLINIAS. – Les danses ont fait oublier à quelques-uns leur âge avancé. Je crois que le nombre de nos années nous fait d’autant mieux apprécier de telles prouesses, et que nos expériences nous placent en bons juges. La dernière était particulièrement bien conduite.

PHEDRE. – Tout à l’heure, Clinias, tu parlais des chœurs.

CLINIAS. – Oui, les Muses constituent le premier d’entre ceux de la Cité. Si vous le souhaitez, je me propose de vous parler des trois sortes de chœurs : celui des Muses et des enfants, rapidement puisque je ne veux pas me répéter devant Phèdre, celui des jeunes hommes sous le patronage d’Apollon le dieu de la Lumière, des arts, de la Divination ... et pour ceux qui ont de trente jusqu'à soixante ans, celui sous l’égide de Dionysos, la boisson leur servant d'exutoire pour apprendre à vivre dignement, même dans le plaisir et le laisser-aller. Les plus vieux, n’étant plus capables de supporter la fatigue du chant, sont réservés pour conter des histoires relatives aux dispositions morales dont les chants des autres sont l'expression.

BATHYCLES. – C'est parfait Clinias, et l'on ne peut qu'approuver cela. Phèdre a accueilli ton prélude avec admiration; exécute à présent ton morceau. Elle sera parfaite et brillante, à ce que je vois, la façon dont vous me rendrez le festin spirituel que je vous offre. A toi Clinias de parler tout de suite

CLINIAS. - Si les chœurs humains se constituent tout d’abord de façon spontanée, ils doivent être dirigés ensuite en harmonie. Pour les jeunes, l'éducation est de vivre dans le choeur que par leur propension à gesticuler ou exprimer leur voix ils créent, accompagnés par les Muses. Elles donnent aux hommes de tous les âges le sentiment du rythme et de l'harmonie dans son alliance au plaisir, union qui sert à les animer et à mener les choeurs, à former entre eux une chaîne dont les instruments sont le chant et la danse : ce qui est appelé un 'choeur', nom qui vient de la 'cordiale' allégresse qui le caractérise.

BATHYCLES. – Si les Muses sont particulièrement belles, leur beauté est beaucoup plus pudique, plus cachée que celle d’Aphrodite.

PHEDRE. – Mais elles sont plus nombreuses !

CALIAS. – Il est vrai que les artistes ne les représentent jamais dans de simples atours !

CLINIAS. – Si Aphrodite est lumineuse et superficielle, les Muses sont plus profondes, et leur beauté naturelle sans doute un peu plus cachée, quoique celle-ci ne se résume pas aux charmes de leur corps, mais surtout à la grâce de l’esprit, et aux rythmes qu’elles inspirent. N’oublions pas qu’elles agrémentent le banquet des dieux sur le mont Olympe, accompagnées d’Apollon qui dirige leur chœur, de Désir et des trois Charites1, représentantes de l’Harmonie et de l’Abondance. Les Charites sont souvent décrites dans les hymnes orphiques, pleines de félicités, mères des délices, adorables, bienveillantes et pures, aux beautés de toutes couleurs, désirables, aux visages de calice, dispensatrices du bonheur. Du moins ce sont quelques qualificatifs que l'on trouve employés à leur égard.

BATHYCLES. – Selon moi, les Charites ont une signification des plus importantes. Elles sont l’harmonie même. Leur beauté et leur richesse sont sans limites. Le cercle qu’elles forment n’admet aucune laideur. Athènes est faite sur ce modèle où la richesse toujours en mouvement éclot telle une fleur où chacune des parties a son importance. Chez les Charites, l’une prend, l’autre garde et la troisième donne. Ce flot ne doit en aucun cas être interrompu. Comme dans le corps humain où il est nécessaire que le chaud et le froid s’équilibrent, il faut qu’aucune des trois ne dépasse ou soit surpassée par les autres. Elles sont d’égales grandeur et beauté et rien ne les distingue si ce n’est leurs gestes. Elles forment une ronde merveilleuse dont nous devons tous nous inspirer. Le chant et la danse de ce choeur donnent tous les plaisirs et rendent celui qui les contemple non seulement rassasié et plein de bonheur mais plus élevé, digne et intelligent.

CALIAS. – Voilà de nouvelles concurrentes d’Aphrodite ! Comme si celle-ci n’avait pas été assez tourmentée par le choix de Pâris qui l'a distinguée elle plutôt qu’Athéna ou Héra ! Malgré que ses adversaires soient plus nombreuses, les Muses étant neuf et les Charites trois, je la crois toujours meilleure, même si elle est unique. Rares sont ceux qui ne l’invoquent pas régulièrement. Évidemment, les autres déesses possèdent aussi des qualités indéniables ! Surtout les Charites, beaucoup moins sévères dans leur allure que les Muses.

BATHYCLES. – Les Charites personnifient la vie dans toute sa plénitude. Comme toutes déesses et tous les dieux, elles sont éternellement jeunes et belles. Euphrosyne figure le bonheur à son paroxysme, l'allégresse, la joie de vivre que l'on ressent dans un banquet. Thalie incarne l'abondance, la surabondance, le trop-plein de vie qui se prodigue comme un don. Aglaé, ou Pasithée est la beauté dans ce qu'elle a de plus éblouissant : la splendeur. Ensemble elles symbolisent la vie festive et intensive faite de dépenses, de partages et de plaisirs. Vous, mes invités, êtes une charis, une grâce, une gratification. Athènes est fondée sur le don (charitsomaï), le partage et la capacité à recevoir intensément et véritablement. Ce que je m’évertue à faire ; car votre présence est une bénédiction de chaque instant et rayonne bien au-delà de ce que mon cœur peut contenir. Ma joie est grande de vous avoir près de moi. Regardez autour de vous ces jeunes gens qui vous écoutent et mêlent leurs œillades amoureuses entre eux au plaisir de nous servir. Pour eux, tout est jeu. Rien n’est laissé de côté et nous finirons plus que rassasiés avec la conviction que demain sera encore meilleur. Il n’y a nulle part ici où le doute puisse se poser, car l’expérience nous le montre.

CALIAS. Je crois que les dieux eux-mêmes ont été invités à ce banquet. J’en vois certains dans les visages qui nous entourent.

BATHYCLES. – Vous l’avez compris, le chœur des Charites me tient particulièrement à cœur.

CLINIAS. – Si les choeurs sont présents dans toutes les formes de la Cité, c’est en particulier dans les banquets qu’ils sont réunis et trouvent leur juste épanouissement. Pour les adultes cela se fait avec le dieu du vin, mais les Muses et Apollon sont aussi présents.

CALIAS. – Comme c’est le cas aujourd’hui !

CLINIAS. – Pour les plus âgés, la principale nécessité est la connaissance de la réalité imitée, de quelle manière cette imitation est correcte et ce qui lui vaut d'être bonne et utile. Les plus vieux président donc aux banquets, les règlent et les préparent. Rythmes, Harmonie en union au Plaisir sont à l’essence du choeur, et par là même de toute la Cité. Dans les banquets, le rassemblement de la société se trouve cristallisé par la jouissance de tous les sens dans un moment précis, et rythmé par les trois sortes de chœurs. Le plaisir est toujours le maître d'œuvre.

CALIAS. - C’est pour cela qu’Aphrodite est dite siégeant auprès de Dionysos le dieu du vin, aimant les festins et nuptiale compagne de la table des dieux.

CLINIAS. – Éros, revêtu de la chlamyde de pourpre, son fils qui lance ses flèches à tous vents, est aussi là, lui qui est la puissance primordiale qui permet l'engendrement du monde à partir de la terre et du ciel. Il est le lien entre les dieux et les hommes. Dans les banquets, tous le ingrédients sont réunis pour que de nouveaux chœurs se forment : le vin, la nourriture, les parfums, les dialogues, les dithyrambes, la musique et les chants avec des danses et des imitations diverses. Ils commencent le jour et se poursuivent le plus souvent la nuit, moment où levant son emblème, la flamme d’une torche nocturne, l'Étoile du soir danse en tournoyant sur la pointe des pieds, ses pas bondissants à la ronde: astre compagnon des amours, veillant aux ébats des noces où se tressent les chœurs.

CALIAS. – Aphrodite n’est-elle donc pas la véritable meneuse des chœurs ?

CLINIAS. – Certains mythes font remonter toutes choses à Eros, comme je viens de le dire. Mais Aphrodite a de nombreux noms. Il y a tout d’abord celle que décrit Hésiode avec pour :

« …lot qui est le sien, aussi bien parmi les hommes que les Immortels, les babils de fillettes, les sourires, les piperies ; c’est le plaisir suave, la tendresse et la douceur. »2

On en distingue une céleste et une vulgaire. Pour chacune des deux séparément il existe des autels et des temples, et des rites qui pour la 'vulgaire' sont pleins de relâchement mais purs pour la céleste. On peut conjecturer que la première fait aimer le corps et l'autre l'âme, l'amitié et les belles actions.

PHEDRE. – Sans doute en existe-t-il une troisième qui comprend toutes choses et ainsi nous les fait aimer.

BATHYCLES. – Connais-tu des temples qui lui sont consacrés ?

PHEDRE. – Peut-être y en a-t-il. La deuxième Aphrodite dont a fait allusion Clinias lui ressemble sans doute… Afin de savoir à quoi les mystères lui étant dédiés pourraient s’apparenter, inventons-les !

CALIAS. – Quelle serait sa physionomie ? Peux-tu nous la décrire en inventant sa représentation ?

PHEDRE. – Son allure serait droite, probe, imposante. Implacable et juste son regard foudroierait la médiocrité tout en étant compatissant. Son œil droit aurait la puissance de la lumière du soleil, et son gauche la douceur de celle de la lune. Les deux seraient larges et bridés, comme dans les représentations égyptiennes, car ils verraient tout. Sa bouche serait entrouverte afin de communiquer aux hommes le souffle divin et exprimerait un sourire qui embrasserait tout de sa clarté ; le sourire qui est assurément l’un des attributs de la sagesse. Son visage serait rond et sa peau d’une pureté de lait, car elle connaîtrait toutes choses mais ne serait souillée par aucune. Tout son corps serait parfaitement proportionnel et obéirait aux lois universelles. L’univers tout entier serait en elle schématisé et contenu. En son cœur toutes les planètes logeraient et de son ventre jailliraient la terre et le ciel.

CALIAS. – Cette déesse serait donc plus grande que Zeus, que la Terre et le Ciel même ? Quel sacrilège ! Est-ce le vin qui te fait perdre la tête ? Si tes paroles venaient à sortir de ce cercle d’amis tu pourrais te retrouver banni d’Athènes pour impiété. Mais nous savons que ce n’est qu’imagination et que nous nous amusons.

PHEDRE. – Je te connais libre et courageux Calias. Et tes railleries nous le montrent bien.

BATHYCLES. – Pour ma part, je pense que les divinités ne sont pas là pour opprimer les hommes mais leur montrer la voie de la liberté. C’est pour cela que je les invoque. L’important c’est que nous-même devenions divins, ou au moins humains, que nous approchions, contemplions et devenions la part divine qui est en nous. La philosophie est là pour nous y guider.

CALIAS. – Je suis d’accord avec toi. Si cette divinité peut nous conduire à cela, Aphrodite est vraiment la plus grande.

CLINIAS. – Je vois que tu gardes ton opinion, et que rien ne vient t’en éloigner. Cette déesse a en effet beaucoup de qualités.

CALIAS. - N’est-ce pas ! Allons-nous te voir, Clinias, parmi ses fidèles ?

CLINIAS. – Encore faudrait-il que j’en connaisse les rites !

CALIAS. – Et oui Phèdre, quels sont donc les hommages qui lui seraient rendus ?

PHEDRE. – Je connais un temple particulièrement joli qui se trouve dans un bois sacré. Son toit rond est tenu par des piliers et en partie par trois murs. Le reste est ouvert sur l’extérieur. A l’intérieur il y a seulement un autel et assez de place pour une vingtaine de personnes. Sur celui-ci un feu est continuellement entretenu par le voisinage. Des vases et des offrandes sont posés à ses pieds. Ce temple est entouré d’escaliers. Il est construit sur une petite île artificielle que l’on aborde par un pont en bois. Je ne connais pas la divinité à laquelle cet endroit est consacré. Mais pour notre déesse, j’imagine un temple construit de cette façon, gigantesque, couvert de fastes, avec d’immenses appartements attenants où logeraient les vierges entretenant le feu sacré, des astrologues, des médecins, des prêtres… On y ferait des dévotions particulières à la pleine lune. Une fois dans l’année une fête serait donnée en son honneur. Un long défilé mené par les officiants traverserait la ville pour rameuter les habitants en une foule joyeuse animée au son des instruments : les flûtes3, les tambourins, les chants et autres. Chacun devrait amené des offrandes afin qu’un immense banquet soit donné après la liturgie. Arrivée au temple, la foule participerait à une cérémonie et accompagnerait les chœurs autour de l’autel. Une procession précédée par des jeunes filles couvertes de fleurs viendrait déposer sur l’autel des objets de culte en or et pierres précieuses. Des enfants joueraient de leur voix et un chœur d’adulte entonnerait des chants alternés. Un prêtre invoquerait la divinité jusqu’au moment du mystère de la révélation. Puis tous iraient rejoindre l’emplacement du banquet au milieu de spectacles donnés non pas dans des théâtres mais sur des tréteaux ou des chariots comme cela se faisait autrefois. Chacun partagerait les offrandes qu’il a apportées et l’ensemble du banquet serait l’apanage de l’organisation d’un bienfaiteur désigné chaque année par la foule. Il n’y aurait aucune viande animale car la puissance de cette divinité l’interdirait, celle-ci connaissant toutes choses et en cela ne pouvant supporter que l’on fasse du mal à quelques êtres que ce soit. Ce banquet qui commencerait au coucher continuerait toute la nuit jusqu’au matin où une nouvelle cérémonie aurait lieu. Les notables prendraient la parole pour des discours où ils proposeraient des actions pour les mois de l’année à venir afin de donner à chacun des occupations ou leur promettre qu’ils pourront continuer celles qu’ils ont déjà sans être dérangés.

CALIAS. – Cela me semble un programme intéressant.

CLINIAS. – Je reconnais en toi le grand poète qui sait par les mots recréer la réalité. C’est un palais chimérique que tu nous as construit en empruntant de-ci et de-là. Tu te sers de tes talents d’orateur.

CALIAS. – Phèdre, on dirait qu’une divinité t’a inspiré. Et si nous ne voulons pas avoir de procès pour invocation de faux dieux, ou de dieux nouveaux, revenons-en à notre sujet.

NOTES

1 Les Charites (en grec ancien Χάριτες), sont assimilées aux trois Grâces par les romains.

2 Théogonie

3 La double flûte est appelée aulos en grec.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Richard Le Menn 304 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Dossier Paperblog

Magazines