Les internautes sont de grands enfants naïfs et généreux. Ils croient qu'ils peuvent faire bouger les lignes fixes qui délimitent le monde, ils croient que ce qu'ils écrivent sur leurs écrans peut avoir une influence, aussi minime soit-elle sur le chaos généralisé de cette petite planète. Ils croient qu'ils peuvent faire changer les choses.
Les blogueurs se font des illusions. Ils s'imaginent que la générosité n'est pas vaine. Ils s'imaginent que la mobilisation conduit toujours à quelque chose. Ils s'imaginent qu'ils peuvent se mêler de politique, donner leur avis sur tout et n'importe quoi.
Ils s'imaginent que nos mots, les miens, les vôtres, ceux d'ici et ceux d'ailleurs pourront émouvoir un pouvoir qui bastonne des moines, fait tirer sur des manifestants pacifiques, espionne, emprisonne et torture à tour de bras depuis 40 ans. Ils s'imaginent que décréter une journée de mobilisation pour la Birmanie changera quelque chose pour la malheureuse population de ce pays.
Internet a t-il déjà infléchi quelque décision politique que ce soit ? Les grandes marches de protestations contre la guerre en Irak ont-elles été utiles ? A t-on jamais vu une dictature s'émouvoir de l'agitation de quelques occidentaux nantis ? Bien sûr que non. Alors penser que cette initiative sera d'une quelconque utilité relève pour le moins d'une certaine forme de naïveté.
Photo Reuters
Mais aujourd'hui, c'est aussi le jour ou jamais pour ne pas oublier Kenji Nagai, journaliste japonais abattu d'une balle dans le coeur le 27 septembre dernier, en pleine rue, après avoir été jeté à terre par un soldat. Il est bien des régimes pour lesquels une caméra est la pire des armes, son appareil photo a fait de lui une cible prioritaire : il faut faire régner le silence, rien ne doit sortir du pays, défense d'informer.
Seulement voilà, les journalistes, on ne peut pas les tuer tous d'un coup. Déjà qu'il n'est plus possible de trucider sa population en paix, on n'est même plus libre d'assassiner les voyeurs dans la discrétion : les photos et la vidéo de sa mort sont un peu partout sur le net, vous les trouverez en quelques secondes grâce à votre moteur de recherche favori.
C'est pour cela que j'ai choisi d'afficher son portrait, le portrait d'un homme vivant, plutôt que les photos d'un homme mourant sur le pavé ; mais c'est aussi pour une raison de dignité. Un journaliste que l'on tue, c'est avant tout un homme. Un homme qui fait un travail dangereux, pour que les blogueurs naïfs et généreux trouvent de quoi alimenter leur prose hasardeuse sans avoir à tâter du terrain.
N’attendez pas qu’on vous prive de l’information pour la défendre.
Voilà pourquoi la liberté de la presse, ce n'est pas que l'affaire des journalistes. C'est pour que nos mots, les miens, les vôtres, ceux d'ici et ceux d'ailleurs puissent continuer à s'afficher sur nos écrans, c'est pour que nous puissions continuer à nous mêler de politique, donner notre avis sur tout et n'importe quoi, et de préférence sur les choses qui ne nous regardent pas. Parce que si eux sont bâillonnés, c'est nous qui devenons muets.
Les blogueurs sont généreux, et pas si naïfs que ça. Ils savent que la seule façon d'user le droit à la parole, c'est de ne pas s'en servir. Ils savent qu'il vaut mieux parler en vain de quelque chose, que de perdre ce droit à la parole. Ils savent trop bien quel est le prix payé par d'autres.
Source : Reporters sans frontières
- Kenji Nagai est le 75ème journaliste tué dans l'exercice de sa profession en 2007.
- Reporters sans frontières : enquêter, dénoncer, soutenir
- Le blog de Manon Ott, photographe et cinéaste documentariste ; reportage sur la vie en Birmanie