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1er août 1912/Pierre Bonnard à la Galerie Bernheim-Jeune

Par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours


     Le premier août 1912 paraît dans le n° 44 de La Nouvelle Revue Française (pp. 374-376) un article de Gaston Gallimard sur les œuvres récentes du peintre français Pierre Bonnard, exposées à la galerie Bernheim-Jeune, galerie avec laquelle le peintre est sous contrat depuis 1906.


ŒUVRES RECENTES DE PIERRE BONNARD (GALERIE BERNHEIM)

     Deux oranges se dorent au soleil ; un toit violet se cache sous les feuilles, les chaises du jardin causent entre elles, une dame s’emmitoufle, des yeux rient sous une frange blonde, un chat s’étire drôlement, des fillettes jouent à la barque dans une vraie barque ; un pauvre gosse, un tout petit, monte une route, tenant gravement sa boîte à lait. Peinture de frimousses. C’est le paradis de Bonnard.
     Ce que je ne réussis pas à aimer en d’autres, je l’aime en lui : cette désinvolture, cette facilité parfois un peu lâchée. C’est que Bonnard dédaigne d’être éternel. Sa peinture est essentiellement présente. Elle recommence comme les jours; elle est toujours nouvelle comme l'aube, comme le feuillage aussi frais le matin, que s'il n'avait jamais servi, jamais jauni, jamais reçu la poussière. Ici point de logique, point de notre logique. Il ne s'agit pas de trouver un accord entre notre sensibilité et nos idées; et le miracle c'est que nous n'y songeons pas. Peut-être nous fatiguerions-nous de tant de caprice, de tant d'insouciance, mais cette peinture n'est pas faite pour s'imposer à nous. Par une chaude journée d'été, alors que le soleil dévore toutes couleurs et découpe brutalement la lumière, qu'il sonne « comme un coup de gong », il est exquis d'entrer dans cette salle qu'ombragent ces peintures, d'ouvrir les yeux abrutis de réverbération, les oreilles, les narines, les mains et de recevoir ce frais bouquet au visage, et de passer... Mais il est toujours délectable d'y revenir. La voilà, la vraie détente.
     Bonnard peint fonctionnellement, comme une plante pousse. Sa peinture s’ouvre, s'épanouit, se frise comme un beau chou, comme un enfant agite ses menottes. Elle est fraîche comme un marché, comme un éventaire. Elle est saine comme un poisson. Elle sort les ailes collées, pleines de beaux luisants de lumière, pleine de fils d'argent, comme un papillon qui éclôt. Elle sort comme un prolongement de la vie, comme une sève, avec l'autorité de la santé. Tout vient au jour ensemble, pêle-mêle, fripé, la sensation et ses vêtements en désordre ; mais tout se tend, se sèche, tout s'ordonne et s'arrange sous notre regard, comme sèche le feuillage au soleil, après la pluie. Et c'est pourquoi le lâché de la forme, ou même le manque de forme ne nous gêne pas. La jeunesse, la vitalité de cette peinture emporte tout, tant les éléments en ont de valeur par eux-mêmes. Pas de motifs, les choses sont là sans raison. Nous y « cherchons notre vie », nous y piquons, nous y fouillons avec la joie d'un enfant qui farfouille dans une boîte à ouvrage. Tout y a l'adorable gaucherie de l'enfance.
     Je vois Bonnard, se baladant, le nez en avant, les narines bien ouvertes. Il s'amuse partout. On sent qu'il n'a jamais son siège fait. Il est toujours curieux, en quête d'autre chose, toujours en passe d'autre chose, toujours en passe de se succéder, comme les mouvements multipliés et variés d'un chat. Mais nulle inquiétude en cette mobilité.
     Il est des œuvres qui naissent d'une sorte de torsion du cerveau et du cœur, après une lente et dure gestation; l'effort lui-même en est créateur. Ces œuvres contiennent plus que leur auteur et leur destinée a tout l'essor des destinées humaines, elles portent tout le mystère et toute la force de la naissance et grandissent comme l'enfant. Jamais une œuvre de Bonnard ne le dépasse. Elle lui est toujours égale, identique. Mais sa richesse est toujours contenue, toujours discrète. On y sent couver le feu sous la cendre; tout y est tamisé, comme le couchant par les arbres dans un verger. Il s'en faut d'un rien qu'un rayon n'éclate...
     De première source, sans intermédiaire, Bonnard livre sa peinture telle quelle, tout fraîchement inventée. C'est un jardin livré à lui-même, sans jardinier. C'est libre comme un jeu. Les hasards peuvent être déconcertants. C'est toujours pris dans l'ensemble. Ça se compose tout seul avec ses accidents heureux ou malheureux, comme la nature. En chaque coin de la toile, je sens la pulsation charmante de la vie.
     Bonnard est à peine créateur tellement il est doué. Il ne fait que répandre ses dons. Il se déploie, il se dépêtre, il prend sa place, comme un organe se développe et son progrès chaque fois est dans l'amplitude plus large d'une dilatation plus aisée. Il fait penser à la croissance d'un corps vivant.
     Il n'est d'autre raison de l'admirer que de l'aimer.


Gaston Gallimard, in L'Esprit N.R.F, 1908-1940, Édition établie et présentée par Pierre Hebey, 1990, pp. 163-165.





Voir aussi :
- (sur Terres de femmes) 23 janvier 1947/Mort de Pierre Bonnard.



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