Dans la veine comédie de mœurs satirique, lieu d'élection de l'humour gaulois qu'on le veuille ou non, le cinéma populaire français des années 70 a donné un autre film unique : Une étrange affaire de Pierre Granier-Deferre.
Sans être une comédie, et peut-être grâce à ça, Une étrange affaire n'a pas vieilli. Un jeune type, Louis Colline (Gérard Lanvin), travaille dans le service Publicité d'un grand magasin parisien. Après le rachat de son entreprise, il est intrigué, fasciné puis vampirisé par le nouveau patron (Michel Piccoli) et ses deux assistants (Jean-François Balmer et Jean-Pierre Kalfon). Adapté d'un roman pas mal du tout de Jean-Marc Roberts, intitulé Affaires étrangères, cette histoire fonctionne avec une étonnante lenteur mais à plein régime, sans temps mort. Grâce aux acteurs, premiers et seconds rôles.
Le problème du cinéma populaire français actuel est essentiellement celui des acteurs. L'équation est simple : beaucoup de projets de film et peu d'acteurs susceptibles de les porter. D'où de véritables périodes de pénurie de comédiens capables de « faire » l'affiche. Quand le dernier volet d'Astérix s'est tourné, les autres projets étaient tout simplement au point mort. Tous les autres films commerciaux du pays !
Mais le blocage est encore plus grave : les acteurs lisent peu de scénario, font traîner leur réponse, ne s'engagent pas et finalement choisissent par conseils interposés et relations. Voila pourquoi, depuis 5 ou 6 ans, les projets de films d'acteurs-réalisateurs se sont multipliés : seul un comédien parvient à obtenir le soutien franc et massif d'un autre comédien ami et donc à décrocher de l'argent pour monter son long-métrage. Après, on peut également discuter de la mièvrerie des acteurs français actuels, autre gros problème assurément. Sans parler du manque d'écriture pour les seconds rôles. Ce sont des refrains connus, nostalgiques sans doute mais vrais.
Une étrange affaire est l'antidote parfait à ce blocage des acteurs. Ils sont la force du film. Dans cet extrait, Michel Piccoli, encore lui, incarne le parfait frisson corporate, le régime de la terreur bienveillante des Ressources humaines. Il est prodigieux. Regardez bien, Gérard Lanvin est excellent également. Même s'il est difficile de filmer plus plat que Granier-Deferre, le spectateur est aspiré par cette scène et y croit immédiatement. Sans doute grâce aux dialogues (« Je vous appelle Louis car c'est tout de même moins affreux que Colline », et vlan !) mais, encore plus, grâce à ces deux comédiens. D'ailleurs, on peut railler la mollesse de Granier-Deferre mais il fait le bon choix en optant pour de longs plans calmes sur les acteurs.
Deux types de chaque coté d'une table et pourtant la scène passe toute seule, avec une certaine intensité. Elle est capitale pour la suite du film : à partir de ce moment, la fascination de Louis Colline pour son patron ne cessera de grandir. Et le spectateur est partagé : il comprend un peu Louis et pressent, dans le même temps, qu'il ferait mieux de s'éloigner fissa. C'est ce genre de finesse que le cinéma « grand public » français des 70's parvenait à faire passer. Denys Granier-Deferre, le fils, adaptera à son tour un roman de Jean-Marc Roberts pour Que les gros salaires lèvent le doigt. Plus prévisible qu'Une étrange affaire, il garde tout de même une énergie sidérante. Brisons-là car il faudrait reparler de Piccoli, hors-norme dans ce film, et malheureusement effleurer le cas Jean Poiret, modèle d'infâme français, patron d'une grande agence d'assurance. Et puis, cela met toujours un coup de réaliser avec ces deux films que le monde du travail n'a pas bougé d'un pouce depuis 1980.
Dans la comédie de mœurs venimeuse, difficile d'oublier le dessinateur-réalisateur Gérard Lauzier et, plus particulièrement, sa grande oeuvre La tête dans le sac. Réac, méchant, cracheur dans la soupe... oui, Lauzier est un peu tout cela à la fois, à quoi cela servirait-il de le nier puisque cette mauvaise bile fait son charme ? Quand il tient un fil, il ne le lâche pas. Lauzier jubile en racontant la trajectoire de Guy Marchand, publicitaire empêtré dans une histoire d'amour exténuante avec une jeunette, sur fond de Palace et de « branchés ». Réglons nos montres : il n'est pas question dans ces lignes de chiquer au post-moderne en déterrant des soi-disant « trésors cachés », stupide réflexe d'une génération qui n'a même pas épuisé les véritables pépites officielles. Non, il s'agit de parler de certains films qui ont conservé leur tenue d'origine, leur qualité et qui n'ont pas franchement connu de successeurs. La tête dans le sac en fait partie. Le vitriol que Lauzier déverse sur les idéaux de 1968 n'est pas très loin de certaines pages écrites par Michel Houellebecq quelques années plus tard. Au fond, les deux hommes disent, chacun à leur façon, un peu la même chose : à force d'avoir l'air cool, on a l'air con.
Lauzier a mis en boîte un autre bon film, succès de box-office : T'empêche tout le monde de dormir. Ou comment un glandeur installé Gare du nord décide de trouver un appartement en baisant des filles. C'est surtout l'occasion de revenir sur l'acteur comique que fut Daniel Auteuil. Dans ce film, Auteuil crée un personnage d'oisif sans attache, sans responsabilité, draguant avec succès et bonne humeur malgré une gueule moyenne. Lauzier et lui créent une sorte d'éternel masculin : un type qui se fout absolument de tout et à qui cela réussit un moment. Avec Auteuil, l'inaction et l'action aboutissent au même point : intemporelle philosophie mâle de l'existence.
Lauzier ne se contente pas de tirer à boulets rouges et met aussi dans ce personnage certains de ses travers. Dans T'empêche tout le monde de dormir, par exemple, Auteuil joue l'aventurier, drague en parlant de ses séjours au Brésil « pauvre dans une Favela. Et là, j'ai rencontré une femme sublime, folle de moi. » Quand on sait que Lauzier a vécu plusieurs années au Brésil, facile de deviner l'autodérision derrière le dialogue d'Auteuil.
Tout au long de ces films, on croit entendre le réalisateur ricaner. Aujourd'hui, la moindre comédie générationnelle nous fait la leçon dès le deuxième plan. Plus insupportable encore, ces films regrettent leurs égarements, leur méchanceté et noient, pour se racheter, l'histoire dans une « douceur » généralisée. La comédie française contemporaine s'est tournée vers le cinéma indépendant américain des années 90-2000, le ton Sundance, la mièvrerie « colle-aux-noix » de Little miss sunshine ou de l'abominable Juno. Dommage.