Magazine Culture

Pierre Michon, douzième

Publié le 05 août 2009 par Irigoyen
Pierre Michon, douzième

Pierre Michon, douzième

Tant de choses ayant été dites sur ce livre, est-il encore possible de trouver des arguments pour vous pousser, vous qui ne le connaissez pas, à entrer dans le texte ? A vrai dire, je n'en sais rien. Ce que j'essaierai de faire – comme ce fut le cas lors des onze précédentes chroniques - c'est vous parler des moments qui m'ont frappé, posé question, dérouté, mais la plupart du temps subjugué.

Le livre est paru chez Gallimard en 1983. Pierre Michon a alors 38 ans. Dans ce premier opus qui va beaucoup faire parler de lui, l'auteur nous raconte huit vies d'hommes et de femmes. Autant dire : le commun des mortels. Sauf qu'à lire et relire ces textes, je suis à chaque fois saisi par le soin pris par l'auteur pour magnifier ces existences. Grâce à Pierre Michon le lecteur est comme au cinéma. Il voit défiler un tas d'images tellement bien sonorisées qu'il ne perd pas une miette de chaque scène. Et le tout défile lentement, s'ancre en nous et ne nous lâche plus.

La première vie « minuscule » est celle d'André Dufourneau, un orphelin venu aider les grands parents maternels – Félix et Élise - du narrateur, à la ferme, avant de partir pour la Côte d'Ivoire.

« Ma grand-mère parfois, rangeant le rayon reculé de l'armoire où il était serré, disait : « Tiens le café de Dufourneau » ; elle le regardait un peu, son oeil variait, puis : « Il doit être encore bon », ajoutait-elle, mais avec le ton dont elle eût dit : « nul n'y goûtera jamais » ; il était le précieux alibi du souvenir, de cette parole ; il était image pieuse ou épitaphe, rappel à l'ordre pour la pensée trop prompte à l'oubli, tout enivrée qu'elle est et détournée d'elle-même par le tintamarre des vivants ; brûlé et consommable, il eût déchu, profane, dans une odorante présence ; éternellement vert et arrêté en un point prématuré de son cycle, il était chaque jour davantage d'hier, de l'au-delà, de l'outre-mer ; il était de ces choses qui font changer le timbre de la voix lorsqu'on en parle ; il était effectivement devenu le cadeau d'un roi mage. »

Dans le numéro 694 de la revue Critique, Alain Boureau évoque « un art de la miniature médiéval chez Pierre Michon : les Vies minuscules sont composées comme autant d'enluminures : l'image dresse une scène fortement polarisée qui condense le passé et le présent, construit des concomitances et disperse des attributs. »

Il est aussi question de départ dans la vie d'Antoine Péluchet, jeune homme chassé par son père, qui ira poursuivre son existence aux États-Unis. Inoubliable passage lorsque le narrateur évoque Élise, sa grand-mère :

« Elle parlait , les yeux requis au loin par on ne savait quoi, que j'avais peur de voir ; et c'était aussi des dérobades qu'elle parlait, des corps disparaissants et de nos âmes toujours en fuite, des absences visibles dont nous suppléons l'absentéisme des êtres chers, leur défection dans la mort, dans l'indifférence et les départs ; ce vide qu'ils laissent, elle le fécondait de mots pressés, jubilants et tragiques que le vide aspire comme le trou d'une ruche attire l'essaim, et qui dans le vide prolifèrent ; elle créait de nouveau, pour elle-même, pour son petit témoin et pour un dieu dédommageant qui peut-être tendait l'oreille, pour tous ceux aussi qui dans les larmes avaient à ce jour tenu cet objet, elle fondait et consacrait, éternellement, comme l'avaient fait ses mères avant elle et comme je vais le faire ici une dernière fois, la sempiternelle relique. »

Et plus loin, ces mots qui pourraient parfaitement s'appliquer au style de Pierre Michon.

« Que les mots sont vastes, qu'ils sont douteux »

Ces départs, ces fuites sont peut-être le terreau sur lequel va fleurir l'élan de Pierre Michon. Dans le numéro douze de la revue Siècle 21, Pierre Bergounioux parle des Vies minuscules comme le livre d'un empêchement. Mais pour moi il s'agit d'un état qui ne perdure pas. Ce que l'on perçoit d'ailleurs très bien dans la « Vie d'Eugène et Clara », les grands parents paternels, que le narrateur voit de temps en temps, au pensionnat.

« Elle (Clara) écrivait à ma mère ; elle supplia que je vinsse ; je ne vins pas. Elle envoya encore quelques lettres, toujours à ma mère, et l'une fut la dernière ; elle vivait encore pourtant, nous le savions. À moi, elle n'écrivit pas : c'est que je n'étais plus un enfant, j'avais dédaigné de suivre les cendres d'Eugène, je la laissais mourir et me taisais. Je reniais alors mon enfance ; j'étais impatient de combler le creux qu'y avaient imprimé tant d'absences et, m'autorisant de sottes théories à la mode, j'en faisais grief à ceux qui plus que moi en avaient souffert. Le désert que j'étais, j'eusse voulu le peupler de mots, tisser un voile d'écriture pour dérober les orbites creuses de ma face ; je n'y parvenais pas ; et le vide têtu de la page contaminait le monde dont il escamotait toute chose : le démon de l'Absence triomphait, me refusant bien d'autres affections, celle d'une vieille femme que j'aimais. »

Il me semble que le choix de l'écriture, de l'entrée totale en littérature deviennent progressivement une évidence, comme si, de toute façon, le narrateur n'avait pas d'autre alternative. Ainsi peut-on lire dans la « Vie des frères Bakroot » :

« Me séparer de ma mère ne m'avait pas fait embrasser les choses ; le langage demeurait un secret, je ne m'en étais pas emparé et ne régnais sur rien ; le monde était une chambre d'enfant, j'y devais chaque jour « commencer des études » dont je n'espérais plus grand chose. Mais je n'avais appris aucune autre posture. »

Plus loin, cela se confirme dans la « Vie du père Foucaut », un analphabète rencontré dans un hôpital où atterrit le narrateur après avoir été victime d'une agression.

« J'étais l'analphabète esseulé au pied d'un Olympe où tous les autres, Grands Auteurs et Lecteurs difficiles, lisaient et forgeaient en se jouant d'inégalables pages ; et la langue divine était interdite à mon sabir. »

Il atteindra son paroxysme dans la « Vie de Georges Bandy », un curé croisé à l'hôpital psychiatrique après la séparation du narrateur d'avec Marianne :

« La théorie littéraire me répétait à satiété que l'écriture est là où le monde n'est pas. »

Vous l'aurez compris, Vies minuscules montre comment s'opère cette « formation » de l'écrivain. Dans Le roi vient quand il veut, Pierre Michon dit qu'« écrire c’est s’arracher au temps nihiliste. » Quel plaisir d'entendre des propos aussi rares ! Ce très grand écrivain s'exprime sans doute ainsi parce qu'il n'a pas oublié. Oublié qu'il fut, comme le rappelle Bernard Blot dans la revue Siècle 21, « un immigré de l'intérieur. »

L'auteur des Vies minuscules est sans doute une personnalité rare, donc précieuse. Car ses écrits s'infusent en vous, presque insidieusement. Et il m'arrive donc - comme c'est déjà le cas avec les livres d'Hubert Nyssen -, d'ouvrir à nouveau un de ses opus pour tenter de percer le très grand mystère qui subsiste. Après tout, le jeu en vaut la chandelle comme on dit. Car tenter de faire « Corps » avec l'œuvre du « Roi » Pierre est aussi s'arracher au temps nihiliste.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Irigoyen 43 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Dossier Paperblog

Magazine