Magazine Beaux Arts

Fragonard

Publié le 05 octobre 2007 par Marc Lenot

au Musée Jacquemart-André jusqu’au 13 Janvier, et à la Wallace Collection à Londres en permanence.

La Wallace Collection étant tout près du bureau londonien où il m’arrive de travailler, j’y passe souvent une heure plutôt que de déjeuner. Cet hôtel particulier abrite des collections privées accumulées au fil des siècles par les marquis de Hertford, puis par Richard Wallace, bâtard du 4ème marquis. Il y a des meubles, de l’orfévrerie, des armes, mais aussi de somptueux tableaux. La collection reflète le goût des propriétaires successifs; l’un d’eux appréciait beaucoup le 18ème siècle français, Boucher (avec une très belle exposition début 2005), Nattier, Watteau et Fragonard. Il y a là l’original de l’Escarpolette et, jusqu’au 14 Octobre, côte à côte, les deux versions du dernier tableau de Fragonard, La Fontaine d’Amour, l’une appartenant à la Collection, l’autre récemment achetée par le Getty. C’est là que l’approche didactique muséale anglaise a du bon, car la notice disponible auprès des tableaux vous amène vraiment à les regarder, à les comparer, à aller de l’un à l’autre pour noter tel détail, telle différence (détail ci-contre).

Fragonard démarre une carrière académique, va à Rome, entre à l’Académie Royale avec un tableau vanté par Diderot, mais, en 1767, il s’arrête, se détourne du grand genre et se met à peindre les petits tableaux amoureux que nous associons à son nom. D’une certaine manière, il déchoit, c’est comme un échec volontaire, une renonciation difficilement explicable. Vingt ans plus tard, à la veille de la Révolution, il cesse de peindre. Entre ces deux dates, sa peinture se développe sur le mode léger, libertin, érotique. Son dernier tableau est peut-être cette Fontaine d’Amour où viennent s’abreuver les deux amoureux, allégorie mousseuse et un peu mièvre, bien loin des délices de l’Escarpolette.

A Paris, le Musée Jacquemart-André présente en grande pompe une exposition très parcellaire sur Fragonard, avec seulement des coups de projecteur sur tel ou tel aspect de son oeuvre (les gravures illustrant Don Quichotte, Le Roland Furieux ou les Contes de La Fontaine) et assez peu d’oeuvres de premier plan : il y a surtout des gravures et des esquisses. Les esquisses sont d’ailleurs intéressantes et Fragonard y apparaît comme un adepte de l’inachevé, du flou, du “mousseux”. Sa Naissance de Vénus en est un bel exemple. Jeunes filles aux chiens et au chat sont délicieusement équivoques, les petits chiots tout près de téter leur maîtresse, mais néanmoins moins suggestives que la fameuse Gimblette. Un des tableaux les plus intéressants est Les débuts du modèle, où la scène classiquement chargée d’érotisme du peintre et son modèle est aimablement détournée : ici la mère vante les charmes de sa fille, modèle débutante. Elle lui dénude les seins, d’une blancheur immaculée; le peintre, voulant mieux s’informer, soulève le jupon avec une longue baguette, bien évidemment symbolique. Touchée ! La jeune fille, faussement effarouchée, fait mine de résister et détourne la tête. Il suffit de suivre le regard de la mère (ou serait-ce une entremetteuse ?), dirigé sans vergogne vers le renflement du pantalon rose du peintre, pour saisir toute l’ambiguïté charmeuse de la scène. D’un tiroir entrouvert pend un mouchoir; et que peuvent bien être les trois trous carrés dans le pied du chevalet ? Je ne suis pas certain d’y percevoir la part sombre de Fragonard, mais c’est aimablement réjouissant.

Il y a aussi un fort beau Philosophe halluciné, dont Blabla parla fort bien quand il fut présenté au Grand Palais : j’en disais alors “C’est peut-être un des premiers tableaux au monde où l’artiste, délibérément, exhibe son travail ; on voit dans les rares cheveux du vieil homme, dans les pages du livre, les traces du pinceau, voire du doigt avec lequel il a étalé sa peinture, sa touche empâtée. Fragonard, bien loin de ses peintures galantes, ne fait pas le portrait de quelqu’un, ne raconte pas une histoire. Peintre plus profond qu’il n’y paraît, à travers les yeux perçants de ce vieillard, c’est le regard même qu’il veut nous montrer, nous enseigner. Son philosophe halluciné par sa découverte, héritier d’un Rembrandt ou d’un Vermeer, c’est peut-être l’homme moderne qui naît au Siècle des Lumières, mais c’est aussi l’annonciateur de la peinture moderne, de Monet ou de Picasso. Un tableau, nous dit-il avec un siècle d’avance, c’est d’abord de la peinture posée sur une toile, et voilà ce que je veux que vous regardiez.” Deux ans après, l’impression est toujours aussi forte.

Deux tableaux ovales, c’est curieux.

En sortant du Musée Jacquemart-André, un peu frustré, j’ai couru au Louvre revoir le Verrou et la dizaine d’autres oeuvres majeures de Frago qui y sont exposées, puis j’ai relu le joli livre de Sollers.


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