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Carnets de marche. 6

Par Angèle Paoli


CARNET N.6


6.

     Beauté des feuilles mortes, ce matin. Platanes, châtaigniers, figuiers. Détail surprenant : toutes les feuilles sont à l’envers. À cause du grand vent d’hier, sans doute.

     Elle marche jusqu’à la Tour de Linaghje ― la Tour d’Amour ― et se faufile dans le maquis pour grimper un peu plus haut. Elle découvre, en contrebas de la tour, un véritable hameau avec ses dépendances, ses casemates, son four à pain, ses foyers. Partout des fenêtres à meneaux. Aux temps reculés de l’occupation génoise, il devait régner ici une animation intense. Elle imagine une tour de guet fourmillante de gens d’armes. Plus tard, bien des années après l’incendie du hameau par les lansquenets d’Andrea Doria, les villageois se sont servi de la tour et de ses dépendances pour remiser le lin. Ils l'ont baptisée Linaghje. Dans ces piani étroits et sauvages, difficile pourtant d’imaginer des terres cultivées de lin. Ses aïeuls, lui a-t-on dit, y possédaient quelques terrains. Ils venaient y travailler.

     Elle fait son plein de petit bois, charge son fardeau sur ses épaules, hâte le pas vers la maison pour s’en délester au plus vite. Ce matin, tout comme hier, au même endroit, un épervier plane au-dessus de sa tête, dans le tourbillon du vent. D’un trait, il s’est mis à fondre sur une proie invisible, ailes repliées en arrière !

     Météo, météo, le petit coquelicot n’est plus. Nulle autre fleur ne l’a remplacé. Les pétales gelés du petit « coqueli » sont tombés. Roulés, broyés par la tempête. Un vent glacial transit l’espace. La mer semble avoir pris du volume et s’être rapprochée. Elle gagne sur la montagne. Bleu vert foncé. Elle pense au coquelicot de Zanzotto. Que sait-elle du papavero ? Elle lui plante le coquelicot de Zanzotto dans le cœur. Météo, météo.


Même jour ― autre regard ―

     Aujourd’hui, rien. Rien qui aille. Rien qui va. Rien lu. Rien fait. Pensé à rien, sinon à attendre la fin du jour. Lumière nocturne toute la journée. Et ce rêve de limaces géantes qui lui donnent la chasse. Tout en repensant à cette course visqueuse, elle cherche des yeux le petit sac à plumes. L’étrange gri-gri qui la nargue, accroché à ses rubans de crasse. Elle note la marche inversée des arbres. Pareils à l’armée de Duncinan, ils viennent à sa rencontre, au rythme de ses pas. Un noir intense descend sur la mer. Les eaux brouillées du ciel rejoignent la ligne de crête des vagues. S’y plongent. Le triangle de lumière a encore rétréci. Ciel et mer, immergés l’un dans l’autre, broient du noir.

     Le petit coquelicot n’est plus. Il est mort ce matin, broyé par les vents d’hiver. Ses pétales gisent, recroquevillés dans les trous de rocaille. Nulle autre fleur tardive ne l’a remplacé. Météo, météo, météo. Le coquelicot de Zanzotto bat de l’aile dans sa tête. Elle rumine son refrain. Lallation de douleur. Un stylet planté dans le cœur. Rouge sang. Météo, météo, météo.

     Elle cherche des yeux l'étrange gri-gri, le petit sac à plumes cra-cra. Le voilà, toujours accroché à sa branche, rubans et ficelles luisants de goudron. Un vautour plane au-dessus de la route, grisé par le vent. Elle marche vite, les dents serrées sur ses mauvaises pensées. Ton regard posé sur les feuillages tavelés par le froid. Frilosité. Tremblements minuscules, à peine perceptibles. L’odeur âcre des cendres mouillées. Les sonnailles des chèvres concentrées dans un coin du maquis, cachées dans un réseau d’épineux. Invisibles. Et l’enclos à chevreaux, toujours fermé.

     Linaghje. La Tour d’Amour, dressée sur ses contreforts enchevêtrés de ronces. Les nuages filent, impassibles, au-dessus des casemates abandonnées, cheminées et lucarnes, amoncellements de lauzes masqués par les broussailles. Elle rejoint la route par la pâture à chevaux, passe devant la roulotte patinée de noir, trébuche sur les bogues fendues des châtaignes. Tu te sens en territoire interdit. Tu as l’air coupable de celui qui viole un espace qui ne lui appartient plus.

     Au-delà de Linaghje, un chemin de terre grimpe raide vers l’inconnu de la montagne. Le vent apporte à tes narines une odeur de cochon et de lisier. Une odeur reconnaissable entre mille. Odeur chaude d’enfance. Un premier enclos, un second. Tout un bric-à-brac invraisemblable de planches, de claies, de bidons, de ferrailles et de montures de lit. La porte de ta salle de bain est là, elle aussi, au milieu des encastrements de chaises en plastique. Le Club des cinq resurgit des lointains de ton enfance. Des voix arrivent jusqu’à toi. Tu te retournes, tu cherches, prête déjà à trouver refuge derrière un amas de branchages. Des cyclistes sur la route. De là où tu es, tu découvres d’autres toits de tôle, d’autres baraquements construits à la va-vite. Tu comprends les raisons du déboisage systématique du maquis. Tu grimpes encore, jusqu’au gargouillis de cette fontaine de fortune. Un tuyau de caoutchouc déverse son jet dans un cul de tonneau.

     À continuer ainsi, tu vas arriver aux bergeries, tout là-haut, du côté de Pedricaghjola. Un nouveau frisson de vent, plus vif, t’incite à rebrousser chemin. Tu quittes le sentier bourbeux. Tu te sens vue, épiée. Tu accélères le pas. L’armée des arbres roule à ta rencontre. Le jet d’eau vive. Envie très forte d’uriner. Tu repenses aux culottes en coton tricotées par sa mère, Ginger Ale, cette autre mère dont ils s’apprêtent à fêter les quatre-vingts ans. Tabula rasa de ses souvenirs.


Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


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