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Livre I – Partie 9 – La musique des sphères

Par Richard Le Menn

PHEDRE. – Nous sommes à nouveau tous les deux sur ce chemin guidés par les torches, la lune et les étoiles. Les arbres ressemblent à des géants. Les astres brillent et nous couronnent. Tout semble si amical, si près de nos cœurs, là où loge notre âme. Nos pensées elles-mêmes sont des étoiles filantes qui passent embrasées dans l’océan sans limite du ciel. J’aimerais que tu me parles Clinias de cette musique des sphères à laquelle tu as fait allusion à la fin du banquet.

CLINIAS. – Si tu le souhaites mon ami. Le moment est engageant pour une telle conversation. Rappelons que d’après Platon le but du choeur est d'être mené avec justesse ; même si au départ il est spontané et que le vin dirige certains pas. Cet équilibre a sa conceptualisation dans le concert divin de l’univers ; surtout si on veut amener par lui connaissance et plaisir. Les planètes en bougeant font une musique. Ce mouvement et cette musique peuvent être pris comme exemple pour rythmer ceux des choeurs. Les astres dans leur procession chorégraphique forment le choeur de danse le plus beau et le plus magnifique de tous. Les hommes possèdent une âme qui émane des feux éternels appelés astres et étoiles. Ce sont des globes aux contours uniformément arrondis qu'animent des esprits divins et qui avec une célérité merveilleuse accomplissent leur trajet circulaire. Il y a la voie lactée d’une blancheur d'une clarté incomparable ressemblant à un cercle brillant parmi les flammes ; les étoiles dont on ne peut voir la grandeur ni soupçonner l’existence de la Terre, la dernière et la plus voisine de notre planète étant la plus petite et brillant d'un éclat emprunté ; et les globes stellaires beaucoup plus grands que la Terre. L'ensemble de l'Univers se compose de neuf cercles ou plutôt de neuf sphères dont la dernière, celle qui comprend toutes les autres, est un être céleste : le dieu suprême. C'est à celle-ci que sont attachées les étoiles fixes qui tournent éternellement. Au dessous sont sept sphères dont le mouvement est rétrograde, en sens contraire de celui du Ciel. L'une de ces sphères a pour occupant la planète Saturne. Puis vient l’astre brillant qui apporte au genre humain salut et prospérité : Jupiter. Au dessous de Jupiter une lueur rouge marque la présence de Mars. Plus bas encore et tenant à peu près le milieu, le Soleil, chef, prince et régulateur des autres corps lumineux, âme ordonnatrice du monde, est si grand qu'il éclaire tout de ses rayons. Vénus et Mercure forment son cortège. Dans la sphère tout à fait inférieure la Lune, éclairée par les rayons du soleil, accomplit sa révolution. Au dessous d'elle il n'est plus rien que de mortel et de périssable, à part les âmes dont les dieux ont fait présent au genre humain. Alors qu’au dessus d’elle tout est éternel. Quant à la Terre :

« diaprure irisée, la terre aux milles couronnes. »1,

elle forme la neuvième sphère au centre de l'Univers. Elle est immobile. Comme elle est la plus basse, la pesanteur fait que vers elle tendent tous les corps graves. L'impulsion et le mouvement des sphères inégalement distantes les unes des autres, mais de façon à ce que les intervalles soutiennent entre eux des rapports rationnels, produisent des sons différents dont résultent des accords harmonieux et variés à la fois très forts et très doux, les plus aigus se combinant aux plus graves. De si grands corps ne se meuvent pas en silence ! En vertu d'une loi naturelle les sphères les plus extrêmes émettent les sons les plus extrêmes. Ainsi ce ciel mouvant porteur d'étoiles plus rapide que les autres dans sa révolution rend un son aigu et perçant comme un cri, la lunaire donnant au contraire le son le plus grave. Quant à la Terre fixée au neuvième rang, au centre de l'Univers, elle est toujours immobile, tandis que les huit sphères mobiles, dont deux ont même impulsion, produisent sept tons différents. Des hommes éclairés ont avec des cordes ou des accents humains imité ces harmonies, et par là mérité que ce lieu céleste s’ouvre pour eux comme pour les grands esprits qui dans une vie humaine se sont appliqués à l'étude des choses divines.

PHEDRE. – Quelle est belle en effet cette symphonie divine. Mais comment se fait-il que nous ne l’entendions pas constamment ?

CLINIAS. - Les oreilles humaines remplies du bruit de l'Univers se sont assourdies. Il n'y a point de sens plus émoussé que l'ouïe. Quant à la Musique produite par la révolution rapide du système du monde, le bruit même en est tel que les oreilles humaines sont incapables de l'entendre, de même qu’on ne peut regarder le soleil en face et que ses rayons triomphent de l’acuité visuelle et des sens. Les êtres humains sont aussi des êtres divins. On peut appeler divin le principe qui vit dans les hommes et les rend doués de sentiment, de mémoire, de prévision, et qui dirige et gouverne le corps qui lui est soumis, comme le premier des dieux régit et gouverne le monde. De même qu'un dieu éternel meut un monde en partie périssable, une âme immortelle meut un corps incapable de durer. Ce qui toujours se meut est éternel ; ce qui transmet le mouvement qu'il reçoit d'ailleurs cesse de vivre nécessairement quand cesse le mouvement. Seul donc ce qui se meut de soi ne cesse jamais de se mouvoir, parce qu'il ne peut s'abandonner lui-même. Il est l'origine et le principe du mouvement des autres êtres. Ce principe n'a pas lui-même d'origine : toutes choses naissent d'un principe et le principe ne peut naître d'aucune chose. Ce n’est plus un principe s'il est engendré par quelque chose qui n’est pas lui. Puisqu'il ne naît pas, il ne peut non plus jamais périr, car un principe qui serait éteint ne pourrait jamais ni renaître d'un autre, ni en créer de lui-même un autre, puisqu'il est nécessaire que toute chose tire d'un principe son origine. Le principe du mouvement est donc un être qui se meut de lui-même. Celui-ci ne peut ni naître ni périr ; ou bien il faudrait que le ciel et toute la création s'écroulent, soient précipités dans l'immobilité, et que jamais nulle force ne leur soit donnée pour recommencer à se mouvoir. Puisque ce qui se meut soi-même est éternel, qui pourrait nier que ce caractère d'éternité a été donné aux âmes? Tout ce qui est mû par impulsion venue du dehors est sans âme ; ce qui est animé, reçoit l'impulsion du dedans et de soi-même. Telle est la nature propre de l'âme et la force qui est en elle. Si parmi toutes choses elle est la seule qui se meuve elle-même, elle n'a certainement pas eu de naissance et n'aura pas de fin.

PHEDRE. – Je comprends Clinias. Ton explication est claire sur le principe des mouvements de l’Univers que les hommes conservent aussi en eux-mêmes et essaient d’imiter.

CLINIAS. – Laisse-moi maintenant te parler d’un rêve dont Platon se fait l’écho. C’est l’histoire d’une personne que l’on croit morte et qui arrive dans un lieu où elle voit s’étendant depuis le haut et à travers tout le ciel et toute la terre une lumière droite comme une colonne ressemblant à l’arc en ciel mais plus brillante et plus pure. Au milieu de celle-ci se trouvent les extrémités des attaches du ciel, car elle est le lien du ciel maintenant l’assemblage de tout ce qui est entraîné dans sa révolution. À ses extrémités est suspendu le fuseau de la Nécessité qui fait tourner toutes les sphères. La tige et le crochet sont d’acier et le peson d'un mélange d’acier et d’une autre matière. Le tout ressemble à un grand peson, avec sept autres plus petits insérés à la manière des boîtes qui s’ajustent les unes dans les autres. Ils laissent voir par le haut leurs bords circulaires, formant la surface continue d’un seul autour de la tige qui passe par le milieu du huitième. Le bord circulaire du premier, le peson extérieur, est le plus large. Puis viennent sous ce rapport : au deuxième rang celui du sixième, au troisième rang celui du quatrième, au quatrième rang celui du huitième, au cinquième celui du septième, au sixième celui du cinquième, au septième celui du troisième et au huitième celui du second. Le premier cercle, le plus grand, est pailleté. Le septième brille du plus vif éclat. Le huitième se colore de la lumière qu’il reçoit du septième. Le deuxième et le cinquième, qui ont à peu près la même nuance, sont plus jaunes que les précédents. Le troisième est le plus blanc de tous. Le quatrième est rougeâtre. Le sixième a le second rang pour la blancheur. Le fuseau tout entier tourne d’un même mouvement circulaire ; mais dans l’ensemble entraîné par ce mouvement, les sept cercles intérieurs accomplissent lentement des révolutions dans des sens contraires à celui du tout. Le huitième est le plus rapide ; puis le septième, le sixième et le cinquième qui sont au même rang pour la vitesse. Sous ce même rapport le quatrième semble alors avoir le troisième rang dans cette rotation inverse, le troisième le quatrième rang et le deuxième le cinquième. Le fuseau lui-même tourne sur les genoux de la Nécessité. Sur le haut de chaque cercle se tient une Sirène qui évolue avec lui en faisant entendre un seul son, une seule note. Ces huit notes forment ensemble une harmonie. Trois autres femmes sont assises à l’entour à intervalles égaux, chacune sur un trône. Ce sont les filles de la Nécessité, les Moires vêtues de blanc et la tête couronnée de bandelettes : Lachésis le Passé, Clôthô le Présent et Atropos l’Avenir. Toutes chantent accompagnant l’harmonie des Sirènes. Clôthô touche de temps en temps de sa main droite le cercle extérieur du fuseau pour le faire tourner, tandis qu’Atropos de sa main gauche tourne pareillement les cercles intérieurs. Quant à Lachésis, elle touche tour à tour le premier et les autres de l’une ou l’autre main.

PHEDRE. – Quelle vision et quelle musique !

NOTES

1 Sapphô

<> Par La Mesure de l'Excellence
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