C’est à Tollare, situé à l’extrême nord du Cap Corse (en face de l’îlot de la Giraglia), que, un mercredi 10 août, Jean-Philippe Toussaint a vécu le plus beau jour de sa vie. Récit extrait d’un Autoportrait (À l'étranger).
« Au moment de la finale, accroupi dans le rond pour pointer, mon panama sur la tête, les chaussures couvertes d’une fine couche de poussière gravillonnée, je me concentrais sous les yeux d’une petite foule attentive qui s’était groupée sur la place du village. Ma boule à la main, très concentré, les yeux intenses, j’évaluais du regard la distance qui séparait la boule du bouchon, et je me faisais des recommandations mentales du type « Ne sois pas court » (car j’ai tendance à être court - aux boules, s’entend). Fixant une dernière fois ma donnée, légèrement gauche de l’axe naturel de la pente, refaisant une ultime fois mentalement tout le parcours de la boule, je finissais par me soulever presque au ralenti dans le rond, et, dans le même mouvement synchrone, enveloppant, j’élevais le bras et lâchais ma boule en lui donnant un ultime petit effet rotatif calculé du poignet. Elle était courte, putain, je l’avais vu tout de suite. Pointez-en encore une, allez, disait René, en faisant claquer violemment ses deux boules l’une contre l’autre pour apaiser sa nervosité (et éviter, peut-être, de venir s’en prendre plus physiquement à moi). […] Ne soyez pas court, hein, me disait René. Non, non, j’avais vu, dis-je, j’avais vu. Je retournai au rond et pointai (je fus long, un poil long). A la fin de la partie, lors de l’ultime mène, alors que nos adversaires menaient au score onze à neuf et que le destin restait encore des plus ouverts, j’eus l’occasion de tirer pour le gain, quatre au carreau. Faut tirer, me dit René, faut tirer, c’est le jeu. Autant je me concentre toujours longuement pour pointer, autant je tire généralement d’instinct. Je m’avançai jusqu’au rond, et, sans réfléchir, tirai et… enlevai la boule. Carreau sur place. Il y eut un moment de flottement sur la place du village, des murmures, des bruissements, on s’interrogeait, on refaisait les calculs. Neuf plus quatre : treize. Treize, nous avions gagné le concours (premier prix, un jambon corse, un prizuttu), il y eut alors une vague d’agitation autour de moi, on m’entourait, me félicitait, mon fils sautait en l’air de joie, Madeleine accourut à ma rencontre avec le bébé Anna dans ses bras, qui, d’enthousiasme, prononça là ses premières paroles (« papa », ou « prizuttu » ; dans la confusion, personne ne sut très bien). Je reçus alors le premier prix du concours, le jambon corse, des mains des organisateurs. Je le reçus à deux mains, ému, et le portai à mes lèvres avant de le tendre à bout de bras pour le montrer à la foule, tandis qu’on tirait en l’air de toutes parts et que les cloches du village s’étaient mises à sonner. Puis, passant le jambon à mon partenaire, il le baisa à son tour en le frôlant de la moustache, et, dans la liesse générale, accompagnés de Noriko [une amie japonaise] qui trottinait à côté de moi pour me faire signer un autographe sur sa planche de surf, nous entamâmes un petit tour d’honneur sur la place du village, suivis d’un chien qui boitait et de quelques enfants. »
NOTE DE L’AUTEUR : Je dédie ces pages corses à ma femme et à mes enfants (je remercie mon coéquipier).
Jean-Philippe Toussaint, Autoportrait (À l'étranger), Éditions de Minuit, 2000, in Le Goût de la Corse, Mercure de France, 2007, pp.15-16-17.
Voir aussi :
- (sur Terres de femmes) Jean-Philippe Toussaint, Fuir ;
- le site Jean-Philippe Toussaint ;
- (sur le webzine culturel Hors Press) Monsieur Toussaint (entretien avec Jean-Philippe Toussaint).
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