Magazine Cinéma

Joueuse

Par Philippe Thomas

Joueuse est un film sur la fascination que le jeu d’échecs peut exercer sur n’importe quel esprit. Sur la réalisation de soi qu’il semble apporter à Hélène (Sandrine Bonnaire), d’abord épouse et femme de ménage avant de devenir quelqu’un. Sur la transmission avec Kevin Kline dans le rôle du mystérieux Dr Kröger qui initie Hélène mais surtout lui révèle son talent de joueuse. Le duo d’acteurs est intense comme une partie dirigée avec autant de tact que de tactique. Du coup, ce film très bien documenté sur le plan échiquéen touchera le grand public qu’il mérite tout en distillant une résonance particulière pour qui a pratiqué les échecs…

Précisément, ayant consacré beaucoup (trop) de temps au noble jeu et à ses alentours, la sortie insolite de Joueuse en plein mois d’août ne pouvait que m’interpeller. Je quittais donc la lumière d’une plage ensoleillée pour me plonger dans les ténèbres d’une salle de ciné. La lumière, je ne tardais pas à l’y retrouver sous la forme fulgurante de l’irruption du jeu d’échecs dans la vie terne d’une femme de ménage ordinaire. Mariée à un certain Ange, mari bien ordinaire en dépit de son prénom, mère d’une adolescente ordinaire (chiante mais bon cœur), Hélène passe l’ordinaire de son temps entre son ménage et ses ménages. On la voit partir aux aurores sur son vélo pour l’hôtel de charme où elle officie aux tâches ménagères. Elle pédale dans de superbes paysages corses, mais ce n’est pas un film sur la Corse même si l’action est située sur l’Ile de Beauté.

Justement la beauté, l’harmonie, la joie de vivre pleinement, Hélène va les rencontrer un matin d’époussetage ordinaire, à travers le voile qui la sépare d’un couple de touristes surpris en pleine joute échiquéenne sur la terrasse. Ils sont beaux, ils s’aiment, ils rient en poussant des pièces de style Régence sur l’échiquier de leur bonheur. Hélène est fascinée. Elle voudrait déchirer le voile, passer de l’autre côté. Femme d’un prolétaire soumis, boniche soumise à une taulière autoritaire, elle va trouver l’échappatoire à cette vie aliénante en s’obstinant à l’apprentissage du jeu. Quitte à subir blessures d’amour-propre, humiliations, renoncements douloureux. Cadeau d’anniversaire pour son Ange de mari, blaireau qui préfère jouer au jacquet avec ses potes plutôt qu’aux échecs avec sa femme, l’échiquier finira à la poubelle. Mais Hélène, tourmentée par le démon du jeu, force la porte du bourru Dr Kröger et persiste dans le rude apprentissage de cette boxe mentale. Tant pis pour les trompettes de la renommée au village. Hélène va paradoxalement s’émanciper en pratiquant ce jeu captivant voire aliénant :elle se joue d’invisibles parties sur le pavé mosaïque du parvis de l’hôtel. Elle pose d’approximatives figurines de mie de pain sur la nappe du restaurant tout en écoutant distraitement le babil de son mari. Mais elle apprendra à dire non à sa patronne, à dire « je » à son Ange et son émancipation sera même encouragée par sa Poupon la peste de fille.

L’élève finissant par dépasser le maître, Hélène s’inscrira à un tournoi à Ajaccio. Une entrée d’anthologie dans un univers masculin avec un président de club plus prompt à l’engager comme femme de ménage que comme joueuse ! Le film du tournoi sera un pot-pourri de citations de préceptes échiquéens distillés par un Dr Kröger au diapason d’Hélène qui doute et gamberge sur l’échiquier. J’ai bien ri en voyant l’ovale du crâne de Léo Battesti s’allonger sous les assauts de Sandrine Bonnaire avant que Léo ne se fasse mater comme un goret ! C’est précisément Léo Battesti qui a développé la pratique du jeu d’échecs en Corse au point qu’on y compte la plus forte densité de joueurs licenciés au nombre d’habitants de toute la France et même d’Europe ! D’où le tournage en Corse. Mais c’est une gageure que de prétendre filmer une compétition échiquéenne car, au fond, l’essentiel se passe sous les crânes. Heureusement, les visages trahissent les émotions intérieures. Heureusement aussi, les mouvements de pièces sur l’échiquier manifestent autant d’actions de jeu qui ne sont toutefois que la partie visible de spéculations sans nombre. On pardonnera volontiers quelques approximations comme ce Cc3 joué deux fois de suite dans une Ouest-indienne par Hélène contre Kröger sur deux plans successifs. Comme on pardonnera le cliché de Bonnaire poussant les cris de bête d’une championne du monde en devenir face à la mer…

Ce premier film de Caroline Bottaro est une œuvre réussie : la tension inhérente au jeu est habilement suggérée et le duo / duel permanent d’Hélène avec Kröger est filmé avec tact, beaux moment de théâtre dans un huis clos qui semble hors du temps… Ce Dr Kröger semble tenir autant du Tonio Kröger de Thomas Mann que du Dr Krogius, célèbre psychologue et grand-maître de l’ère soviétique. Est-il machiavélique ou animal blessé citant Blake (enfin je crois) ? On quitte Hélène prête à défier le gratin échiquéen, émancipée aussi de Kröger. Joueuse est ainsi la belle histoire d’une émancipation réussie, le film bien monté d’une construction de soi par une réalisatrice à suivre. Bref, un film subtil comme une belle partie d’échecs !


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