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La clarté de son âme (3)

Publié le 17 août 2009 par Doespirito @Doespirito

La clarté de son âme (3) Pendant ses dramatiques événements , Hugo enchaîne les étapes en diligence, avec Juliette Drouet. Ils voyagent incognito. Quand l'aubergiste de telle ou telle ville lui demande son nom, il répond invariablement "Monsieur Go". Il laisse ensuite à ses interlocuteurs le soin de l'orthographier à leur guise : Go, Gaud, Gault, Got... Dans son journal, il mélange aussi à dessein les lieux et les dates, pour brouiller encore les pistes. Cette dissimulation n'est pas liée à la volonté de gérer les conséquences de sa célébrité : il est en situation d'adultère, et à cette époque, on ne plaisante pas avec ces choses-là. Ainsi, deux ans plus, tard, le 5 juillet 1845, quand il sera surpris au lit avec Léonie d'Aunet, épouse Biard, dans un hôtel du passage Saint-Roch, par le mari trompé et un huissier dûment assermenté, il ne devra son salut qu'à sa situation de pair de France qui, comme son nom l'indique, ne peut être jugé que par les siens. Léonie, elle, paiera le prix fort : quelques mois à la prison Saint-Lazare, où l'on incarcérait les prostituées.
La clarté de son âme (3) Comme convenu avec sa fille , il remonte vers la Normandie pour la retrouver. Le 13 juin précédent, il lui avait écrit : "J'ai un voyage à faire [...] soit aux Pyrénées, soit à la Moselle; voyage de santé qui me remettra les yeux; voyage de travail aussi, tu sais, comme tous les voyages. Après, mon butin fait, ma gerbe liée, j'irai vous embrasser tous, mes bien-aimés." Pendant ce temps, les autorités se préoccupent de le prévenir du malheur qui l'attend. Les courriers étant sans effet, pour les raisons évoquées plus haut, on fait placarder des affiches dans les endroits où il est sensé passer, sans plus succès.
La clarté de son âme (3) Du 2 au 7 septembre , Victor et Juliette se dirigent à présent vers Angoulême en diligence, puis en bac, dans des conditions éprouvantes. Le paysage est lugubre, les gens rencontrés le sont tout autant. Juliette Drouet (ci-contre) note dans son Journal : "Les marais salants avec leur eau plombée et immobile, les roseaux flétris qui languissent aux bords des mares croupies du chemin, le douanier blafard accroupi tristement auprès de sa baraque blanchie à la chaux avec deux ou trois pieds de reines-marguerites qu'il tente de faire pousser autour et qui ont l'air d'avoir été empoisonnés par l'air empesté que nous respirons, les soldats de La Tremblade que nous voyons grelotter au soleil en proie à la canicule [la fièvre des marais], tout me désole et m'oppresse. J'ai toutes les peines du monde à m'empêcher de pleurer..." Dans les conversations avec les passagers, il n'est question que de mort: "Ceux qui ne meurent pas de la fièvre dans ce pays-ci se noient"."
La clarté de son âme (3) C'est dans cette atmosphère sinistre que, le 10 septembre, ils arrivent enfin à Rochefort. Pour se rafraîchir un peu, ils entrent dans un bistrot à l'écart, le café de l'Europe, 27 rue Audry. Toujours par souci de discrétion, ils vont se placer dans le fond, sous le petit escalier en colimaçon. Le garçon leur apporte une bouteille de bière. "Sur une table en face de nous, il y a plusieurs journaux. Toto [c'est le surnom affectueux que Juliette Drouet donne à Hugo] en prend un au hasard [Le Siècle, daté du jeudi 7 septembre]. Et moi je prends le Charivari. J'avais eu à peine le temps d'en regarder le titre que mon pauvre bien aimé se pencha brusquement sur moi et me dit d'une voix sourde et étranglée en me montrant le journal qu'il tenait à la main : "Voilà qui est horrible !" Je lève les yeux sur lui. Jamais, tant que je vivrai, je n'oublierai l'expression de désespoir sans nom de sa noble figure. Je venais de le voir souriant et heureux et en moins d'une seconde, sans transition, je le retrouvais foudroyé. Ces pauvres lèvres étaient blanches, ces beaux yeux regardaient sans voir. Son visage, ses cheveux étaient mouillés de sueur. Sa pauvre main était serrée contre son cœur comme pour l'empêcher de sortir de sa poitrine."
La clarté de son âme (3) Le Siècle reprend en effet une dépêche du Journal du Havre du mardi 5, relatant l'accident survenu la veille. La dépêche précise que les corps de deux autres victimes ont été retrouvés. Hugo est au comble de l'épouvante : non seulement, il apprend que sa fille et son gendre sont décédés. Mais il suppose aussi deux autres membres de sa famille ont disparu sans savoir lesquels ! Sa femme, ses fils, peut-être... Retenant son chagrin, afin de ne pas attirer l'attention sur eux, calmant Juliette Drouet qui est aussi très éprouvée, il sort du café et marche avec elle longtemps dans Rochefort, sans but, silencieux, d'un de ces silences terribles qui masquent les plus sombres pensées. Ils traversent les faubourgs, ils longent les remparts. Là, ils entendent une jeune fille chanter la chanson de Gastibelza, un poème de Victor Hugo mis en musique par le compositeur d'opéra Hippolyte Monpou...
Hugo écrit à sa femme , pour la soutenir et la prévenir qu'il revient vers Paris. Aux larmes du cocher, qu'il interroge sur l'heure du départ, il comprend que son identité comme son malheur commencent à être connus. Juliette Drouet note aussi qu'on prend le plus grand soin de la propreté de la diligence et se doute que ce n'est pas un effet de la bonté du commis. Et la diligence dans laquelle ils montent quelques heures plus tard est environnée de nombreux badauds. Ils reprennent la route vers la capitale, en s'efforçant d'éviter partout la curiosité malsaine qui s'abat sur eux. A Saumur, il apprend enfin les circonstances exactes du drame et l'identité des autres personnes décédées.

La clarté de son âme (3)
Rentré à Paris, Hugo s'abîme dans la douleur. Il conserve précieusement le portrait que Léopoldine avait fait faire de lui avant son mariage, des morceaux de la jupe que sa fille portait le jour où elle s'est noyée... L'atmosphère à son domicile devient irrespirable. Après Léopoldine qui suivit son petit frère Léopold décédé, c'est au tour d'Adèle de supporter le poids d'un chagrin qui s'accumule. Pendant trois ans, Hugo n'écrira plus une seule ligne. Mais ces trois années d'éloignement vont se traduire par un long et lumineux chemin intérieur. Il l'expliquera plus tard à l'un de ses amis, Edouard Thierry : "La mort a des révélations ; les grands coups qui ouvrent le cœur ouvrent aussi l'esprit ; la lumière pénètre en nous en même temps que la douleur.".

Illustrations : Leopoldine Hugo/Auguste de Châtillon, Hugo-Jersey/Charles Hugo Journal de Juliette Drouet, Philippe Duprat/L'itinéraire charentais de Victoir Hugo en 1843, Jean-Marc Hovasse/Avant l'exil


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