Il y a des livres dont la lecture se révèle à la fois indispensable et terrifiante. Paroles de déportés (Bartillat, collection Omnia, 306 pages, 13€) se rattache à cette catégorie. Contrairement à l’œuvre de Primo Levi, les textes réunis dans cet ouvrage ne servent pas de base pour théoriser l’entreprise criminelle nazie. On ne retrouve pas davantage ici le lyrisme présent dans l’œuvre d’Elie Wiesel. Il s’agit d’une suite de témoignages, recueillis « à chaud », c’est-à-dire après la libération des camps, auprès de survivants, en majorité français, et destinés à être produits lors du procès de Nuremberg. A ceux-ci, sont ajoutés des extraits de rapports officiels des services alliés. L’auteur de cette compilation, Eugène Aronéanu, un Roumain réfugié en France, qui participa à la Résistance, consacrera par la suite sa carrière à l’étude juridique des crimes contre l’humanité.
Les témoignages concernent différents camps, Auschwitz, naturellement, mais aussi Buchenwald, Dachau, Dora, Maidanek, Mauthausen, Ravensbrück, ainsi que le Struthof, camp de concentration établi sur le territoire français (en Alsace) en avril 1941. Le livre adopte un plan thématique qui traite tous les aspects de l’univers concentrationnaire, du départ des convois à la libération des camps. Dès l’arrivée, chacun comprend comment fonctionne le processus de déshumanisation des déportés, entre vol de leurs effets, vêtements inadaptés aux conditions climatiques, baraquements spartiates et insalubres, nourriture volontairement insuffisante (l’écrivain Louis Martin-Chauffier signale même des cas de cannibalisme pour tenter de lutter contre la malnutrition) et conditions d’hygiène effrayantes.

La section « Etat sanitaire » rend compte d’une logique équivalente : « Tout semble étudié pour que la contagion s’effectue avec le maximum d’efficacité », remarque un témoin. D’autres, médecins, indiquent qu’un forgeron avait été promu chef de la dissection, qu’un serrurier, directeur d’hôpital, pratiquait des opérations chirurgicales comme s’y livrait un autre, maçon de métier… Les pages dédiées aux stérilisations, aux « expériences médicales » et à la vivisection sont effarantes, mais traduisent la folie dont la science peut se montrer capable lorsqu’elle sert les délires d’une idéologie criminelle.

Les méthodes de sélection et d’extermination font l’objet d’une section qui plonge davantage encore le lecteur dans l’horreur. Quant à la dernière, intitulée « Libération », elle décrit moins l’arrivée des alliés que les marches de la mort qui précédèrent et auxquelles peu de prisonniers survécurent.
Les auteurs de ces témoignages reflètent la société prise dans son ensemble : quelques personnalités, comme Charles Richet, membre de l’Académie de Médecine, Louis Martin-Chauffier, déjà cité, le grand juriste Léon Mazeaud, Marcel Paul, futur ministre communiste du général De Gaulle, figurent aux côtés d’ouvriers, d’avocats, de médecins, d’étudiants, d’infirmières, de commerçants, de prêtres. Si certains récits font appel à un pathos inévitable et, d’ailleurs, compréhensible, leur immense majorité frappe par leur concision, leur précision froide, pudique et parfois scientifique, leur absence de ton réquisitoire ou vindicatif. Le souci de témoigner l’emporte sur celui d’émouvoir ou le désir de vengeance, c’est ce qui donne à ces témoignages une force et une crédibilité exceptionnelles. En outre, bien des récits se croisent, qui mettent en lumière le caractère illusoire, idéologique et dénué de rigueur historique du négationnisme. Ils constituent un démenti cinglant aux clowneries grotesques de Dieudonné. Enfin, les passages relatifs aux tortures et massacres d’ecclésiastiques, en seule raison de leur qualité, pourraient faire réfléchir l’évêque Williamson et ses partisans s’ils n’étaient pas aveuglés par leur parti pris.

Illustrations : Une entrée du camp d’Auschwitz - Barbelés, © Tony Dowson - Auschwitz, crématoire.
