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"L’Autoroute A4 et autres poèmes", de Linda Maria Baros (lecture de Tristan Hordé)

Par Florence Trocmé



Baros Dans le second livre de Linda Maria Baros, La Maison en lames de rasoir1, dominait la violence du dehors, opposée à la nuit et au silence de la maison, lieu clos de la solitude sans lien avec autrui. Avec L’Autoroute A4 [titre de la seconde partie du livre] et autres poèmes, le lecteur ne connaît que le dehors : les premiers poèmes sont rassemblés dans "Le labyrinthe. Légendes urbaines" et si le troisième titre,"Mon père", semble à l’écart, les motifs de ce dernier ensemble ne rompent pas avec l’ensemble du livre.
Il n’est pas courant que la poésie, en France, donne sa place à la ville. Je ne pense pas à la ville plus ou moins ordonnée, terrain propice pour l’imagination ou prétexte à des explorations ludiques (de Léon-Paul Fargue à Queneau, Réda et Roubaud), mais à la ville brutale, destructrice, avec ses poubelles et ses sans-logis qui « entrent dans leurs maisons de carton, sur les trottoirs, / et grouillent dans les recoins, / comme s’ils voulaient déjà se faire une place sous la terre. » Sous la terre : avec le père que nous suivons dans la dernière partie, nous ne quittons pas le monde urbain, mais il est réinventé et fantastique : le père creuse le sol pour mettre au jour une autoroute et cette tâche aboutit à un trou énorme. Assis et silencieux au bord de son gouffre, il « n’entend pas les motards égarés sur l’autoroute crier dans le trou »...
Cet univers ne connaît que la violence. La ville contemporaine, quelle qu’elle soit, ne cesse d’empêcher l’individu de conserver son intégrité, détruisant ce qui le fait immédiatement reconnaissable pour tous — ses griffes acérées lacèrent ton visage. Un poème ("Le phacochère") accumule par exemple les verbes pour dire le corps agressé, démembré, défait, anéanti : déchirer, tirer, coller au chalumeau, écraser, transpercer, taillader, cingler, fendre, étrangler, clouer, embraser, carboniser, ... Les images de sectionnement, de découpage abondent, d’autant plus fortes que, dans la première partie du livre, le récit est envahi par des animaux considérés communément comme négatifs :phacochère (sournois, au pas rusé), cagous, tigres, fourmis, araignées, oiseau bicéphale (comme sur un chapiteau roman), rat, chouettes — d’autres, habituellement perçus comme inoffensifs ou valorisés, sont ici dans un contexte défavorable (cerf, chiens) ; tous disparaissent ensuite, ne surgissent à nouveau fugitivement dans la dernière partie que des loups tueurs de chevaux sauvages. Ici, dans les banlieues près de l’autoroute, ce sont les rackets et les drogués, là, cette fois sur la perspective Nevski à Saint-Pétersbourg, d’étranges lycéens se déplacent « avec une tronçonneuse attachée à la cuisse ».
Le motif de l’autoroute2 et des motards qui la parcourent ne permet pas vraiment de sortir de la ville, il y introduit le bruit, la vitesse et la sexualité : les filles attendent les motos et « sous le string glissent en cachette / les doigts ahuris » : dans le petit matin froid, « Les motos laissent derrière eux / de longues volutes de sperme ». L’autoroute elle-même saisit les motards « avec ses dents vaginales », et chacun d’eux est hors de l’humanité, « moitié dieu, moitié barde », aussi éloigné de l’homme commun que, dans la ville, les mendiants qui portent « la barbe jusqu’aux chevilles, / comme les anciens Sumériens ». Allusion à une lointaine antiquité, mais le vocabulaire de ce monde urbain est gonflé de mots sans passé, liés à l’argent, au corps devenu spectacle et aux écrans — keuros, chipset, SWAT, piercing, peep-show, high-tech, string, un Bukowski refurbished, unplugged...
Le quotidien est difficile à vivre dans un monde où personne n’écoute personne, presque toujours dans la nuit, et la nuit n’est sereine qu’au moment de la mort, quand plus rien n’est à dire :
C’est ainsi que passent ceux qui s’en vont,
à travers les jardins d’or de la nuit,
comme quelques parents qui n’ont plus le temps de regarder,
au moins une fois, en arrière.

Rien autre n’est peut-être possible que la violence, si ce n’est dans l’imaginaire ; évoquant son pays, le narrateur le situe seulement dans le passé (« Mon pays était comme un continent englouti / qui flottait dans l’air poussiéreux / tel un mort dans la lumière de l’après-midi »).
Quant à sortir de la ville, ce n’est envisagé que dans l’imaginaire, et pour rejoindre un espace fermé, sans issue : « J’ai toujours rêvé d’avoir un labyrinthe rien qu’à moi (...) Qu’un fleuve de lumière, qui se mord la queue, / coule à travers mon labyrinthe ».
Tout se passe comme si le monde était, sans retour, dans le désordre, et ce désordre est mimé dans l’écriture. Ainsi, les trois parties du livre constituent bien un récit, mais sa lecture est constamment gênée par des éléments qui s’y intègrent mal ; par exemple, on lit : « J’ai erré à travers les troquets / qui sentaient le gaz, le chipset brûlé(...) » [souligné par moi]. De même, des images (« fourrures translucides des klaxons ») et des comparaisons (« comme un rat bigarré... »), abondantes, pourraient être rapportées à la tradition surréaliste, mais elles sont plutôt à mes yeux une manière analogue de rompre momentanément l’ordre du sens — tout sens étant mis à mal.
Contribution de Tristan Hordé

Linda Maria Baros, L’Autoroute A4 et autres poèmes, Éditions Cheyne, 2009, 15€.


1 Publié en 2007 chez le même éditeur, comme le premier, Le livre de signes et d’ombres en 2004.
2 L’autoroute A4 dont il est question relie, en France, Paris à Strasbourg, mais d’autres autoroutes sont désignées par ce sigle en Europe.


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